Les sondages en procès
Une commission sénatoriale met en doute la légitimité des enquêtes d’opinion. Et présente quinze recommandations pour en améliorer l’objectivité.
La France est-elle « droguée » aux sondages ? C’est ce qu’affirme le rapport d’information que vient de publier le Sénat. Et que confirme le groupe de travail mis en place pour, à travers quinze recommandations, améliorer l’objectivité des sondages politiques, principalement électoraux. La France en est l’un des plus gros consommateurs au monde : un millier par an, trois par jour calendaire.
Créés en 1935 aux États-Unis par George Gallup et introduits en France par le sociologue Jean Stoetzel, fondateur de l’Institut français de l’opinion publique (Ifop), les sondages ont commencé à s’imposer avec la première élection présidentielle au scrutin populaire, en 1965. Alors que les Renseignements généraux pronostiquaient la victoire de De Gaulle dès le premier tour, une enquête Ifop avait annoncé la mise en ballottage du général avec 43,5 % des suffrages, score exact à la virgule près. « Les sondages politiques ont toujours une conséquence », affirme le rapport sénatorial. Conséquence ou influence ? C’est tout le problème. La commission a tranché, puisqu’elle met en doute la « légitimité » des sondages, « eu égard à leur influence sur les comportements politiques et électoraux ». Reste à s’entendre sur les conséquences de cette influence.
Pour les uns, les sondages « affadissent » la vie politique en incitant les dirigeants à uniformiser leur discours et en conduisant les gouvernements à se mettre à la remorque des mouvements d’opinion. En clair, « je suis leur chef, donc je les suis ». Pour d’autres, au contraire, les sondages n’ont pas d’effets, ou alors des effets contraires qui s’annulent. Ils pousseraient les électeurs soit à voler au secours de la victoire, soit à craindre que celle-ci ne soit trop forte. On pense à la remontée de Jacques Chirac sur Édouard Balladur, mesurée jour après jour par les instituts dans la dernière ligne droite de la présidentielle de 1995. Ou, à l’inverse, à la défaite surprise de Lionel Jospin, battu en 2002 par la certitude anticipée de son succès. Les sondages auraient démobilisé ses sympathisants, qui ont cru pouvoir se disperser ou s’abstenir sans danger au premier tour, alors que les mêmes enquêtes minimisaient le score de Jean-Marie Le Pen. Mais à qui la faute ? Aux instituts, dont les instantanés avaient vu juste ? Ou à Jospin et à l’ensemble de la gauche, qui n’ont pas su mettre en garde leur électorat contre l’effet boomerang d’une annonce prématurée ?
Le rapport pose une autre question cruciale : avec la multiplication des moyens d’information, la France n’est-elle pas en train de passer de la démocratie représentative à une démocratie d’opinion, dans laquelle « les acteurs de la vie politique s’efforceraient de répondre aux attentes de l’opinion telles que les révéleraient les sondages » ? De fait, l’évolution – faut-il dire révolution ? – est en marche et ne cesse de s’accélérer avec le pouvoir croissant de l’image et sa tendance à privilégier l’émotion.
Un « sorcier » à l’Élysée
Autre risque, plus grave : la manipulation de l’opinion par les conseillers en communication des dirigeants politiques. La tentative est anecdotique quand ils décident de rembourrer le veston de Michel Rocard aux épaules pour lui donner de la « carrure » avant une émission sur TF1. Elle inquiète quand un Jacques Pilhan, surnommé « le sorcier de l’Élysée » pour y avoir préparé, avec le même succès, François Mitterrand et Jacques Chirac, énonce le nouveau dogme de la fabrication d’un candidat pour la conquête du pouvoir : « faire en sorte que l’opinion change d’elle-même l’image de celui qu’elle veut faire gagner ». Une stratégie qui sera gagnante si elle se conforme aux indications des instituts et de leurs analyses qualitatives ou quantitatives (Le Sorcier de l’Élysée, par François Bazin, chez Plon).
On pourrait suggérer à ces sages de la République que sont les sénateurs une seizième recommandation : faire confiance au bon sens des électeurs, d’autant qu’ils sont de plus en plus nombreux à se déterminer au dernier moment – un sur sept à la dernière présidentielle. Comment le sait-on, demanderez-vous ? Grâce aux sondages, évidemment.
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