Bachar al-Assad ou la réforme inachevée
Dix ans après son arrivée au pouvoir, le fils de Hafez al-Assad peut se targuer d’avoir libéralisé l’économie et redonné au pays sa place dans le concert des nations. La démocratisation tant attendue, elle, peut attendre.
Grâce à un amendement de la Constitution ramenant à point nommé l’âge minimal du président de 40 ans à 34 ans, Bachar al-Assad est devenu président de la République arabe syrienne le 17 juillet 2000, cinq semaines à peine après la mort de son père, Hafez, qui régnait d’une main de fer depuis 1969. Une précipitation qui a fait dire à certains que la succession avait été bâclée.
Dix ans après, force est de constater que le jeune président, 45 ans aujourd’hui, aura au moins réussi à libéraliser l’économie et à redonner à son pays sa place dans le concert des nations. Mais si Bachar a imposé des réformes et pris des risques diplomatiques qui ont surpris ceux qui le croyaient faible, le régime n’a en revanche guère évolué sur le plan intérieur. L’instabilité régionale sert toujours de prétexte à l’absence de démocratisation. Il se dit même à Damas que Bachar devient de plus en plus autoritaire. Réélu en 2007 par plébiscite avec 97,6 % de « oui », il semble à tout le moins avoir assis son autorité sur le régime alaouite, tout en le modernisant par petites touches successives.
Rajeunissement des cadres
Étudiant en ophtalmologie à Londres lorsqu’il est rappelé à Damas en 1994 après le décès de son frère Bassel, successeur désigné de Hafez, Bachar s’est longuement préparé à régner. Son discours d’intronisation suscite de grands espoirs chez ses concitoyens. « Nous devons avoir de nouvelles idées et changer celles qui ne sont plus appropriées », ose-t-il. En 2000, encouragés par ces mots et par la libération de centaines de prisonniers politiques, des intellectuels appellent à la démocratisation, imités par les communistes et les Frères musulmans, qui multiplient les pétitions. Des cercles de discussions s’organisent à travers le pays. Las ! En septembre 2001, une vague d’arrestations les fait déchanter : le « printemps de Damas » n’aura pas bourgeonné.
Nouvelle fenêtre en 2005, quand Bachar annonce devant des journalistes que « l’ère qui s’ouvre sera celle des libertés politiques » et propose qu’une nouvelle loi autorise la création de partis hors de l’orbite socialiste. Des déclarations qui ne seront – hélas ! – pas suivies d’effet. Dans un sondage réalisé à l’été 2010 par le Democracy Council of California, 22,9 % des Syriens jugent d’ailleurs l’absence de libertés politiques comme le problème numéro un du pays, juste devant la corruption. « Le système traditionnel reposant sur le triptyque armée-parti Baas-communauté alaouite n’a guère évolué », explique Pierre Berthelot, chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique. En somme, le mécanisme autoritaire s’est modernisé, tout en perpétuant les allégeances qui maintiennent le régime. « Les organisations paramilitaires du parti Baas ont laissé place à des ONG, et les cours d’éducation civique à des stages de marketing », analyse Caroline Donati dans son ouvrage L’Exception syrienne.
Bachar a pourtant renouvelé une partie de la vieille garde au sein de la coalition au pouvoir, le Front national progressiste. Des hommes plus jeunes, peu connus, entourent désormais le président. En 2009, Bachar a notamment évincé son beau-frère, Asef Shawkat, de la tête des renseignements militaires. Dernière pièce de l’échiquier déplacée par Bachar : les islamistes, une des rares réelles forces d’opposition. Longtemps harcelés par le régime d’Assad père, ils ont obtenu du fils une plus grande marge de manœuvre pour réislamiser la société par le bas, en échange de leur discrétion sur le terrain politique. Mais en Syrie comme ailleurs on veut croire à l’image du jeune réformateur freiné par les apparatchiks de la génération précédente.
Fin de l’Etatisme
« Une décennie perdue », tel est le titre du dernier rapport de Human Rights Watch sur la Syrie, qui dénonce la perpétuation des arrestations arbitraires et de la torture. Depuis 1963, l’état d’urgence est en vigueur, et des juridictions d’exception, comme la Cour suprême de sûreté de l’État, continuent de sévir. L’accusation d’« affaiblissement du sentiment national » ou d’« incitation au confessionnalisme » permet de museler des opposants, mais aussi des militants des droits de l’homme, comme les avocats Haytham al-Maleh et Mohanad al-Hassani, récemment condamnés à trois ans de prison. Les droits des Kurdes (10 % de la population) ne sont pas respectés ; 300 000 d’entre eux sont encore statutairement apatrides. En outre, « le seul organe indépendant de surveillance de la presse, le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression, a été fermé en 2009 », rapporte l’ONG Reporters sans frontières. Les blogueurs politiques, de leur côté, subissent un harcèlement quotidien.
Sur le plan économique, en revanche, la dernière décennie a vu la Syrie amorcer son décollage. En 2005, le parti Baas décrète la fin de l’étatisme au profit d’une « économie sociale de marché ». Et Bachar d’impulser dans la foulée la libéralisation : modernisation du système financier, autorisation des banques privées, ouverture aux investissements étrangers… La Syrie « a désormais une vision économique claire, estime Paul Salem, directeur du Centre Carnegie pour le Moyen-Orient, à Beyrouth, mais les changements se font à un rythme lent en raison de la corruption et du manque de transparence et de libertés ». De nouvelles entreprises privées émergent, mais elles sont le plus souvent dirigées… par des hommes politiques. La bureaucratie freine les investissements, déjà limités par les sanctions américaines, toujours en vigueur. Et ce relatif décollage économique a creusé les inégalités. Avec la fin des subventions, l’exode rural est devenu massif et a accentué la précarité dans les centres urbains. Autre conséquence de la libéralisation économique, la remise en question progressive de la gratuité des systèmes de santé et d’éducation, ce qui a sévèrement pénalisé les couches les plus défavorisées de la population. Si Assad doit poursuivre les réformes, il devra en limiter les retombées négatives en matière de justice sociale. Faute de quoi le contexte économique pourrait finir par susciter une fronde jusqu’au sein des classes moyennes urbaines.
Embrouillamini libanais
En matière de politique étrangère, la décennie Bachar a été marquée par le retrait du Liban – occupé par l’armée syrienne depuis 1976 – après l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri, en 2005. Depuis, les relations entre les deux pays sont officiellement sur la voie de la normalisation. Des ambassadeurs respectifs ont été nommés en 2008 et 2009, et les fils Hariri et Assad se sont rendu visite mutuellement plusieurs fois. Mais la Syrie reste très influente au Liban : les élites sécuritaires des deux pays sont toujours étroitement liées, et leurs économies fortement interdépendantes. Ce qui peut expliquer qu’en septembre 2010 Saad Hariri, fils de l’ex-Premier ministre et qui occupe aujourd’hui lui-même cette fonction, s’est excusé d’avoir accusé la Syrie il y a quelques années du meurtre de son père. Une « erreur », a-t-il dit, une « accusation politique qui n’est plus à l’ordre du jour ». Il est vrai que Saad Hariri doit composer avec les membres prosyriens influents de son gouvernement de coalition, notamment le Hezbollah. Mais le Tribunal spécial pour le Liban (TSL), censé démasquer les auteurs de l’assassinat de Hariri, continue d’empoisonner les relations entre Damas et Beyrouth. En octobre, la Syrie a lancé trente-trois mandats d’arrêt contre des personnalités libanaises, pour la plupart proches de Saad Hariri. Elle les accuse d’avoir fabriqué des preuves à partir de faux témoignages incriminant la Syrie. Hariri a reconnu ces manipulations, mais il a, en revanche, qualifié d’« insultes » les mandats d’arrêt. L’embrouillamini est donc encore loin d’être démêlé…
Diplomatie équilibrée
La Syrie est restée, sous Bachar comme sous Hafez, un pays stable. Mais le fils s’est distingué du père en choisissant de déployer une diplomatie plus équilibrée, malgré l’agressivité de Washington – George W. Bush avait inclus la Syrie dans « l’axe du Mal », la nomination d’un ambassadeur américain à Damas est bloquée par le Sénat, et le Congrès a reconduit en 2010 les sanctions contre le pays de Bachar. Isolée après la mort de Hariri, la Syrie a toutefois réussi à retrouver une certaine « fréquentabilité » internationale, grâce notamment à la main tendue de la France, en 2007. La diplomatie syrienne s’est aussi et surtout diversifiée, en particulier par « la recherche d’un équilibre entre la Turquie et l’Iran », explique l’International Crisis Group (ICG).
L’Iran demeure un allié de premier plan depuis la Révolution islamique de 1979, même si les deux pays ont souvent des avis divergents. Quant à la Turquie, qui a été médiatrice entre Damas et Tel-Aviv sur le Golan, elle représente des opportunités économiques et un pont vers l’Europe. Bachar al-Assad s’est également rapproché de son voisin irakien après des dizaines d’années de rivalité et de tensions, et une zone de libre-échange entre la Syrie, le Liban, la Turquie et la Jordanie est en passe de voir le jour. Autre tour de force : la réconciliation avec l’Arabie saoudite sunnite – grande rivale de l’Iran – à la fin de 2009. C’est ainsi qu’on a pu voir Bachar et le roi Abdallah arriver ensemble à Beyrouth pour apaiser les tensions nées de la mise en cause de membres du Hezbollah par le TSL. Face à Israël, enfin, la Syrie laïque s’est approprié le discours de la « résistance », plus proche de celui de ses alliés chiites libanais et du Hamas que de celui des panarabes historiques dont elle s’est longtemps réclamée.
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