Tahar Ben Jelloun : « Genet soutenait toutes les causes perdues »
L’auteur des Bonnes et de Journal du voleur aurait eu 100 ans le 19 décembre prochain. À cette occasion, l’écrivain marocain revient sur leur rencontre, en mai 1974. Interview.
Qui était vraiment Jean Genet ? Question absurde, bien sûr : on ne fait jamais le tour d’un homme. Le critique français Michel Cournot écrivit un jour : « Mieux on le connaît et moins on le comprend : Genet reste une somptueuse énigme littéraire. » Cependant, le livre que Tahar Ben Jelloun consacre au poète maudit, Jean Genet, menteur sublime, à l’occasion du centenaire de sa naissance, nous éclaire utilement sur certains aspects de son œuvre et de sa vie.
Tout commence par une convocation. Il ne s’agit pas de la police s’intéressant à un énième vol de Genet, mais de Genet lui-même convoquant Ben Jelloun, qui n’a pas encore la trentaine, dans une brasserie parisienne. Le jeune Marocain s’y rend, intrigué. Genet vient de lire son roman Harrouda. Il l’a mal lu, d’ailleurs, il croit qu’il s’agit d’un brûlot dénonçant le sort des immigrés. Peu importe : pour lui, il s’agit d’enrôler le jeune débutant dans ce combat.
Et la littérature ? Cruelle déception pour Ben Jelloun : Genet balaie tout cela de la main. C’est simple : il ne prononce jamais le nom de Cocteau, qui lui a évité la relégation et l’a lancé sur la scène littéraire. Sartre ? Il le brocarde sans indulgence. « Si ce type voulait faire de moi un saint, très bien… » Quant à Simone de Beauvoir, l’antipathie est entière : « La Beauvoir, tu sais ce qu’elle pense des Arabes ? Elle ne les aime pas. C’est normal, elle a les pieds plats, aussi plats que son cerveau. » D’où l’éclat de rire que ne peut réprimer Ben Jelloun quand il lit en avril 1986, à la devanture d’un kiosque, la une annonçant le même jour la mort de Genet et de Beauvoir…
Après le déjeuner à la brasserie, Genet s’en va. Peut-on le contacter ? Non : il n’a ni adresse, ni téléphone, ni compte en banque, il n’a jamais payé d’impôt, il loge dans des hôtels, voyage sans prévenir, disparaît pendant de longs mois. C’est ce côté imprévisible de Genet, s’en allant soudain, surgissant quand on ne s’y attend pas, qui donne un air forcément décousu à ce livre. Il appellera « Tahar » de temps en temps et le mettra à contribution dans ses derniers combats, en particulier celui qu’il mènera en faveur des Palestiniens.
Amitiés
Et puis, il y a les autres. On ne fait pas un livre sur un homme sans en évoquer d’autres, ceux qui comptent dans une vie, qui marquent la mémoire, qui jalonnent un parcours. Il y a d’abord « les hommes de Genet », Abdallah, le funambule algérien au destin tragique, Jacky, le gardien de la mémoire, et surtout le fameux Mohamed El Katrani, le déserteur recueilli dans la rue, à Tanger, et au sujet duquel Ben Jelloun avoue qu’il n’a pas réussi à percer le secret de ses relations avec Genet. Tout au plus rapporte-t-il, amusé, que Mohamed tenait sérieusement Genet pour un prophète (« Que Dieu remplisse de lumière la maison de Genet ! » s’exclamait-il…). Ensuite, il y a Leïla Shahid, aujourd’hui représentante de la Palestine à Bruxelles, qui fut la meilleure amie de Jean Genet ; Giacometti, qu’il admirait pour des raisons obscures (« Il m’a appris à regarder la poussière… ») ; Mahmoud Darwich, venant conspirer avec lui à la Cité internationale ; Abdelkébir Khatibi, qui proposa un jour de « canoniser joyeusement Genet », c’est-à-dire de construire sur sa tombe, à Larache, un marabout… ; Mohamed Choukri, l’auteur du Pain nu, au sujet duquel Ben Jelloun rapporte : « Il [Genet] se mit en colère : “Amis, amis ! Tu crois qu’on devient amis comme ça, parce qu’on a pris un café ensemble un jour ? Non, je ne suis pas son ami et il n’est pas le mien.” »
Reste une question. Qu’était Ben Jelloun pour Genet ? Il donne lui-même la réponse : on ne peut pas se lier d’amitié avec quelqu’un qui a élevé la traîtrise au rang d’art… Genet lui-même disait : « Seul l’amour a un sens, le reste, c’est du blabla… » Et puis les deux hommes étaient trop différents. Peut-être en est-il mieux ainsi. « Connaître intimement Genet est une aventure dont personne ne peut sortir indemne », affirmait l’écrivain espagnol Juan Goytisolo.
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Jeune Afrique : Vous publiez Jean Genet, menteur sublime, qui porte sur votre rencontre avec le romancier. Pourquoi ce titre ?
Tahar Ben Jelloun : Genet était un être exceptionnel, mais empli de contradictions. À la fois fascinant et énervant car il était capable de se contredire en toute mauvaise foi, trahir ses amis après les avoir instrumentalisés, mentir sans scrupules. Il était complètement amoral, et en rébellion contre la société et ses institutions. Son comportement vis-à-vis des autres était souvent choquant pour moi, car nous n’avions pas les mêmes règles de vie. Le titre de mon livre exprime tout ça, mon énervement et mon admiration.
Comment l’avez-vous rencontré ?
Je l’ai rencontré trois ans après mon arrivée en France. Il avait lu mon premier roman, Harrouda, et avait écrit un article le défendant dans L’Humanité. Je lui avais envoyé un mot pour le remercier. Un jour, à la Maison de la Norvège, à la Cité internationale universitaire de Paris, où j’habitais à l’époque, j’ai reçu un coup de fil. « Je m’appelle Jean Genet, vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais, je vous ai lu et j’aimerais vous rencontrer… Êtes-vous libre pour déjeuner ? » Ce n’était pas une blague !
De quoi avez-vous parlé pendant ce fameux déjeuner ?
De la Palestine surtout. Il voulait que j’écrive un article sur l’horreur des camps palestiniens. Il revenait de la Jordanie. Il voulait témoigner, dénoncer. Je me suis proposé d’écrire un article pour Le Monde, journal auquel j’avais commencé à collaborer. Genet craignait qu’on ne passe pas l’article, car il était persuadé que les médias français étaient « sous la coupe des sionistes » ! On a travaillé ensemble pendant plusieurs jours pour que je puisse prendre en dictée ses propos. Il lui arrivait de me rappeler pour changer parfois un mot. « Tu comprends, il s’agit des Palestiniens, des hommes et femmes sans patrie, en plus si on les maltraite avec des mots laids ou impropres, ce n’est pas possible. »
Vous déjeunez en tête à tête avec Jean Genet et vous ne parlez pas de littérature ? !
Il n’y tenait pas. Quand je suis allé le voir la première fois, j’avais encore en tête son magnifique Journal du voleur. C’est un livre qui m’avait mis KO tant il était fort, virulent, audacieux dans sa forme. J’ai voulu lui en parler, mais il m’a interrompu avec énervement. Il n’aimait pas qu’on parle de ses livres car il disait qu’il n’avait pas écrit pour devenir écrivain, mais pour épater, afin de pouvoir sortir de prison. C’était une grande leçon de modestie pour moi qui avais déjà la grosse tête pour avoir écrit un roman qui avait suscité une petite considération !
Il n’a jamais été question de votre écriture ?
Je lui ai parfois soumis mes manuscrits. Il faut prendre le lecteur par la main, disait-il. Il répétait aussi que je pouvais raconter les plus grandes horreurs, « à condition d’être sincère et juste ». Des leçons que j’espère ne jamais oublier.
Tout au long de votre livre, vous vous demandez si votre relation avec Genet était de l’ordre de l’amitié. Puis vous racontez qu’il est venu à votre soutenance de thèse à Jussieu. N’était-ce pas une certaine forme de fidélité ?
Sans aucun doute. Nous étions en juin 1975. Il est venu à l’improviste. Je crois que le jury, composé entre autres de Germaine Tillion et de Roland Jaccard, était déstabilisé par sa présence. Certains d’entre eux s’en souviennent encore comme si c’était hier. Il me semble que si Genet a tenu à assister à ma soutenance de thèse c’était parce qu’il se reconnaissait dans ce travail que j’avais fait sur la misère affective et sexuelle des travailleurs nord-africains en France. Genet estimait comme moi que c’était inhumain de réduire les hommes à leur force de travail.
Comment est né l’intérêt de Genet pour la cause palestinienne ?
Genet soutenait toutes les causes perdues. Les Black Panthers aux États-Unis, les Zengakuren au Japon et les Brigades rouges en Allemagne. Dans les années 1970, quand je l’ai rencontré, il était plongé dans le drame palestinien. Il avait visité les camps en Jordanie et il avait été bouleversé. Puis en 1982, il a accompagné aux camps de Sabra et Chatila la représentante palestinienne pour l’Europe Leïla Shahid. Il est revenu traumatisé. Son livre posthume Un captif amoureux a pour point de départ ce voyage dans les camps dévastés de Sabra et Chatila.
Vous avez également écrit que le soutien de Genet à la cause palestinienne relevait d’une démarche quasi mystique. Que voulez-vous dire ?
C’était une démarche plus passionnelle que rationnelle. Il parlait de la beauté des corps des combattants. Mais aussi des femmes. En Palestine, mère et fils forment un couple marquant, uni par leur résistance au mari, au père, aux colons juifs. Il me semble que Genet s’identifiait de manière subliminale à Hamza, celui qui deviendra le héros de Un captif amoureux. Il avait aussi rencontré la mère de ce combattant. Il croyait pouvoir retrouver à travers elle sa propre mère, qu’il n’a jamais connue.
Jean Genet haïssait son propre pays, la France, ses institutions. Que vous inspirent les célébrations organisées par la France à l’occasion de son centenaire ?
Genet était contre toute forme de célébrations. Plus anti-institutionnel que lui, tu meurs. Il avait choisi de vivre dans cette solitude suprême, en marge de tous les honneurs, de toutes les reconnaissances. Mais en même temps, les manifestations sont encore le meilleur moyen de s’assurer de la pérennité des écrits. C’est une œuvre importante, l’œuvre de Genet. Il faut que les jeunes générations puissent s’en emparer.
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