Il faut sauver Tarek Aziz !
Condamné à mort le 26 octobre par la justice irakienne, l’ancien vice-Premier ministre de Saddam Hussein a certes toujours défendu avec brio la politique de son pays, mais il n’avait aucune responsabilité directe dans les décisions prises par l’ancien raïs.
C’est dans les années 1970 que j’ai connu Tarek Aziz. Il était alors chargé de l’Information et de la Culture. Membre important du Baas irakien, il était, avec Saadoun Hammadi, ministre du Pétrole à l’époque, le seul intellectuel du gouvernement. Tarek Aziz croyait à un destin arabo-islamique des peuples de la région, y compris de ses populations chrétiennes. Comme le fondateur du parti Baas, le Syrien Michel Aflaq, lui-même chrétien, il devait estimer, probablement, que ses coreligionnaires n’avaient d’avenir dans la région que dans la mesure où ils trouveraient le moyen de s’y intégrer de manière durable. Voulant ressusciter une tradition de cohabitation entre « gens du Livre » remontant aux premiers siècles de l’islam, le chef du Baas préconisait au Moyen-Orient l’arabisme comme plateforme socioculturelle pour tous, musulmans et chrétiens. Mais il y ajoutait une proximité prononcée avec l’islam, dont il célébra le Prophète dans un texte devenu célèbre et appris par cœur par nombre de ses partisans.â
Ce trait explique aussi l’audience que connut rapidement le Baas auprès de l’élite musulmane syrienne. Professeur dans les années 1940, Aflaq eut une grande influence sur ses élèves, qui constituèrent le premier noyau de son futur parti. Comme Mahmoud Messadi, en Tunisie, il hypnotisait par son verbe. Ses disciples, étudiants à Paris, évoquaient sans cesse ce maître à penser inoubliable. Ils disaient qu’il leur parlait de l’islam comme d’un creuset de culture et de civilisation qui avait donné un grand essor à la région en rassemblant ses populations, jadis éparses et même souvent en conflit. Ce souci de rassembler les Arabes au-delà de leurs différences confessionnelles était le thème majeur du Baas et séduisait les jeunesses cultivées dans beaucoup de pays arabes.
Tarek Aziz, qui a passé quelques années de sa jeunesse à Damas, y rencontra Michel Aflaq et subit son ascendant. Si le maître a fini, sur le tard, par se convertir à l’islam après s’être installé à Bagdad, Tarek Aziz n’a jamais eu de tels états d’âme. Il connaissait parfaitement l’histoire et la littérature arabes, mais s’intéressait apparemment très peu aux choses de la religion.
Il ne comptait pas beaucoup d’amis parmi ses collègues du gouvernement ou ses « camarades » du parti. Fier de sa double culture et imbu de sa supériorité intellectuelle, quelque peu hautain aussi dans ses rapports, il jouissait, au surplus, de certains égards auprès de Saddam, son ancien compagnon d’exil, devenu son chef. Cela faisait beaucoup de jaloux qui, souvent médisants dans leurs confidences, prétendaient qu’il était le mauvais génie du président. Tarek Aziz paie aujourd’hui ces accusations tout à fait mensongères.
Car ses relations avec Saddam étaient loin d’être claires, et il y avait sans doute une fascination réciproque. Le militant, devenu le ministre des choses importantes aux yeux de Saddam, les Affaires étrangères, vouait à son chef un dévouement à toute épreuve, un véritable culte. Il était sous l’emprise de cette force physique qui frappait tous les visiteurs, ce langage singulièrement emphatique, ce regard qui figeait l’interlocuteur. Saddam, pour sa part, était subjugué par l’intelligence de Tarek Aziz, l’éloquence tranquille avec laquelle celui-ci développait des idées qu’il trouvait neuves, et qui confortaient toujours ses propos en leur donnant une assise intellectuelle.
Tarek Aziz aimait-il Saddam ? Difficile à dire. L’homme n’était point enclin aux confidences. Cependant, il me semble acquis qu’il était convaincu que Saddam était imperméable à la contradiction, quel que fût l’enjeu. Il savait aussi la prédilection de son président pour les opinions tranchées – sans nuances inutiles –, qu’il jugeait seules dignes d’intérêt, parce que, selon lui, seules utiles et courageuses. Et Tarek Aziz s’y pliait, persuadé qu’il n’avait pas le droit de se prononcer contre un avis déjà exprimé haut et fort par le président devant des collaborateurs. Et il était condamné à toujours approuver, avec comme seule liberté la possibilité de commenter ou d’apporter un éclairage favorable.
Quant aux relations avec l’Iran, si Tarek Aziz a été au centre du premier incident connu entre les deux États après l’avènement de Khomeiny, il ne reste pas moins vrai que les raisons de ce conflit, long et meurtrier pour les deux parties, échappaient à la logique. Comme tout ce que Saddam entreprenait concernant les relations avec des voisins. Tarek Aziz n’y avait donc aucune part de responsabilité directe. Mais il défendait, toujours avec brio, les causes que Saddam considérait comme siennes, personnelles. La guerre de huit ans avec Téhéran en était une des plus sensibles. Un contresens commis à cet égard par un ministre de la Santé brillant, mais quelque peu naïf, valut à celui-ci d’être aussitôt exécuté.
Tarek Aziz avait pour devoir de défendre, dans les assises arabes ou internationales, la politique irakienne. Il le faisait avec une fougue qui parfois lui valait de solides inimitiés. En Europe, si on appréciait la qualité de son discours, on était déconcerté de voir tant de talent mis au service de si mauvaises causes. Mais sans se douter que Tarek Aziz lui-même était le premier à souffrir de cette pénible vérité.
Par dévouement pour son maître, ou par sacrifice de soi pour sa communauté, Tarek Aziz était une conscience et une intelligence toutes deux « malheureuses », car constamment en distorsion avec les valeurs ou la logique.
Comme beaucoup, je croyais que les Américains – auxquels il a choisi de demander asile – allaient l’aider à quitter l’Irak, convaincus qu’il n’avait commis aucun acte criminel.
Ceux qui l’ont livré à ses ennemis politiques ont commis un acte odieux. « Le jugement » qui vient d’être annoncé ne grandit ni les uns ni les autres.
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