Bagdad express
Une quarantaine d’hommes d’affaires français et autant de journalistes étaient à bord du premier vol direct Paris-Bagdad depuis 1990 pour un séjour éclair dans une capitale en reconstruction, où la sécurité est devenue un véritable fonds de commerce.
La fresque en bronze – une scène de chasse antique – et le carrelage brillent. Des panneaux jaunes, comme les cabines téléphoniques, guident le voyageur : ici les bus, là les taxis. À quelques pas, le comptoir de la Rasheed Bank l’accueille avec trois bouquets de fleurs en plastique. Authentiques ceux-là, des palmiers, des lauriers roses et des roses blanches l’attendent à l’extérieur, derrière les portes vitrées. Ne manque qu’une banderole de bienvenue, et le voilà tel un touriste en son royaume.
Trente ans de guerres et une occupation ont laissé intacte la majeure partie de l’aéroport de Bagdad. Avec ses plafonds voûtés scintillants – comme pour figurer des jets d’eau – et ses peintures vertes – dans un dégradé allant de l’amande au sapin –, il ferait un musée idéal des années 1970. Seuls quelques signes laissent deviner le chaos du dehors. Le tarmac désert, le hall silencieux, l’inscription bancale sur la façade : devant « International Airport », on a remplacé « Saddam » par « Bagdad » en réutilisant les lettres « A » et « D », communes aux deux mots.
Deux liaisons hebdomadaires
Le 31 octobre, une quarantaine d’hommes d’affaires français – des groupes Thales, Lafarge, Renault Trucks, Sanofi… – ont débarqué dans ce décor comme figé trente ans en arrière. Ils avaient voyagé à bord du premier vol direct Paris-Bagdad depuis 1990. Après un an de tractations avec les autorités irakiennes, la compagnie française Aigle Azur a rouvert la ligne, accessible au grand public à partir de janvier prochain à raison de deux liaisons hebdomadaires. Compte tenu de l’insécurité, elle devra supporter des coûts supplémentaires, de 100 à 150 euros par passager.
Le pari est risqué pour Aigle Azur ; l’Irak fait encore peur, très peur. Le 31 octobre précisément, plus de cinquante personnes ont trouvé la mort dans une église lors d’une prise d’otages. Mais Meziane Idjerouidène, vice-président du conseil de surveillance, pense qu’il y a beaucoup à gagner avec la clientèle d’affaires. Pour lui et son père, Arezki Idjerouidène, président du conseil de surveillance, l’ouverture de la ligne devait être un morceau d’histoire. Pour qu’ils en témoignent, Aigle Azur a donc invité une quarantaine de journalistes. Anne-Marie Idrac, secrétaire d’État française au Commerce extérieur, était aussi de l’équipée.
Des affaires, c’est vrai, il y en a beaucoup à faire en Irak. Le chaos est une aubaine pour les sociétés de sécurité. Le britannique G4S a remporté le juteux marché de l’aéroport de Bagdad. C’est son personnel qui, à l’entrée, effectue les contrôles. Quatre au total jusqu’à l’embarquement, avec fouille au corps à chaque étape. Cherchant à se faire une place dans un secteur jusqu’alors dominé par les entreprises anglo-saxonnes, le français Gallice Security a, quant à lui, décroché la sécurisation du ministère irakien des Affaires étrangères, avec 500 000 dollars (350 000 euros) à la clé. Mais, pour l’heure, il veille sur les invités d’Aigle Azur.
Son fondateur, Frédéric Gallois, ancien colonel du GIGN – unité d’élite de la gendarmerie française –, les attend à l’aéroport. Visage émacié, crâne rasé, ce grand bonhomme discret n’a pas le look du barbouze. En guise d’uniforme, il porte un blazer à boutons dorés sur un pantalon anthracite. « La sûreté, c’est l’affaire de tous, assène-t-il aux journalistes. C’est aussi votre responsabilité. » M. Gallois leur explique le dispositif de sécurité, identique à celui qu’il réserve à sa clientèle d’affaires venue prospecter en Irak. Premier prix pour une journée de prise en charge : 1 000 dollars par personne.
Douze véhicules blindés attendent les insolites voyageurs, dont deux « au cas où ». Une voiture « d’ouverture de route pour les check-points », ainsi que deux autres mises à disposition par l’État irakien les escorteront. Interdiction de changer de véhicule. Dans l’avion, chacun a reçu une petite étiquette : « La voiture blindée “n” vous est attribuée pour toute la journée. »
Chauffeurs en arme
Les vitres du 4×4 Chevrolet ont l’épaisseur d’un muret. Les portières sont lourdes. Un kalachnikov – chargé – est posé au pied de la banquette arrière. Le chauffeur et son second, irakiens, auront la délicate attention de le prendre à l’avant. Cet arsenal est-il vraiment nécessaire ? « La situation s’améliore, il n’y a plus qu’une dizaine d’attentats par jour dans tout le pays, contre deux cents dans les années 2007-2008 », expliquait tout à l’heure M. Gallois. Il ajoutait que la guerre en Irak était intérieure, que les étrangers n’étaient pas des cibles. Propos destinés à rassurer les arrivants ? Plus tard, un officier de sécurité de Gallice – « quinze ans de légion étrangère et d’Afrique à [son] actif » – dira : « Il faudra au moins dix ans avant de pouvoir circuler dans Bagdad sans véhicule blindé. » C’est le paradoxe : les sociétés de sécurité doivent tout à la fois rassurer, pour attirer la clientèle jusqu’en Irak, et inquiéter, car le risque est leur fonds de commerce.
Dans les rues de Bagdad, la vie quotidienne se faufile entre les check-points et les Humvee floqués du drapeau irakien. Deux écolières en uniforme traversent une rue. Accroupis derrière un militaire en tenue de camouflage, le crâne protégé par un casque orné d’un scorpion et d’une tête de mort, un groupe de jardiniers plantent des fleurs orange. À côté, un restaurant propose « toutes les variétés de pâtes » (en anglais), un autre, des plats à emporter. Plus loin, des bicoques brinquebalantes, le toit parfois surmonté d’une citerne et d’une antenne parabolique, s’alignent derrière des arbres poussiéreux. Deux motos Harley-Davidson sont garées sur un trottoir. Des publicités pour Samsung et Panasonic s’étalent sur des affiches géantes.
T-Walls
À moins de se trouver sur les rives du Tigre ou sur les ponts qui l’enjambent, il est rare d’embrasser l’horizon à Bagdad. De hauts murs de parpaings gris bouchent les rues adjacentes aux grandes artères et bordent ces dernières. Ce sont les « T-Walls », conçus comme des remparts contre les bombes artisanales. Il faut être bien introduit dans les milieux de la défense pour s’en procurer les plans. Les T-Walls encerclent aussi la Green Zone, citadelle de 10 km2, à une vingtaine de kilomètres de l’aéroport, accessible après plusieurs check-points. Abritant les services du gouvernement de Saddam Hussein, elle a été investie par les forces américaines en 2003. En 2009, les Irakiens en ont repris le contrôle.
Là, une économie s’organise dans un paysage de gravats, de tas de planches, de ferraille et de sacs de sable. « Villa for rent » (« villa à louer ») indique un panneau. Des pancartes pendent à des portails en plaques de tôle qui annoncent une entreprise : EOD Technology, Al-Humar Company for Security Services. Une partie des hommes d’affaires français, qui se préparent à exposer à la Foire internationale de Bagdad (qui a ouvert le 1er novembre), logeront dans les parages. À la résidence de Sabre International – une entreprise de sécurité britannique –, bâtisse d’un étage ouverte sur une cour infestée de mouches. Là, un générateur vrombissant n’empêchera pas les coupures de courant. Une puissante odeur de graillon empeste la salle de restaurant. Œufs brouillés, saucisses, les hôtes pourront prendre un petit-déjeuner occidental assaisonné de Ketchup – des flacons sont posés sur les toiles cirées – en regardant la BBC sur deux écrans plats. Un semblant de terrain de football borde la résidence. Mais ils ne pourront pas s’y délasser, ni même s’en approcher. Sécurité oblige, disent les sentinelles.
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