Une guerre sans armes
Bloqué sur le plan diplomatique, contenu sur le front militaire, le conflit du Sahara occidental est désormais le théâtre d’une bataille médiatique où tous les coups sont permis. De Rabat à Laayoune, enquête et reportage dans les coulisses d’une crise sans fin.
Trente-cinq ans après la Marche verte qui, le 6 novembre 1975, vit des dizaines de milliers de Marocains déferler sur les arpents désertiques du Sahara occidental, redonnant au royaume sa « profondeur historique », l’ex-colonie espagnole demeure un champ de mines ouvert à toutes les tentations – et à toutes les manipulations. Au moment où ce numéro de J.A. était mis sous presse se déroulait depuis plus d’un mois, à quelques kilomètres à l’est de Laayoune, une sorte de happening permanent en passe de devenir le plus important mouvement de contestation de la population d’origine sahraouie de ces trois dernières décennies. À l’origine : une protestation purement sociale, sur fond de malaise identitaire, de compétition intertribale, de jalousies entre vagues de ralliés du Front Polisario de différentes générations et de rancœurs mal dissimulées à l’égard des Marocains venus du Nord, que l’administration locale n’a su ni anticiper ni circonvenir.
Cinq semaines plus tard, le camp improvisé, dit « de la dignité », où se sont regroupés les manifestants compte des centaines de tentes, quelques milliers d’habitants, une poignée de repris de justice en cavale et un comité de coordination manifestement pris en main par la branche intérieure (et à peine dissimulée) des indépendantistes sahraouis de Tindouf, lesquels ont de la liberté d’informer une conception à la fois sélective et paranoïaque, comme le démontre l’étrange mascarade judiciaire qui a accueilli notre envoyé spécial sur place.
Casse-tête en forme de piège
Pour les autorités marocaines, qui souhaitent éviter un démantèlement du camp par la force, mais ne sauraient tolérer longtemps un tel défi politique, c’est un vrai casse-tête en forme de piège, du type de celui que leur avait tendu, non sans succès, la militante pro-Polisario Aminatou Haidar, lors de sa grève de la faim, il y a un an. D’autant qu’à Rabat des voix s’élèvent désormais pour contester le système de discrimination positive appliqué en faveur des Sahraouis, perçus par une partie de l’opinion comme des assistés sous perfusion financière, dont l’ingratitude n’aurait d’égale que la volatilité. « C’est la notion même de citoyenneté marocaine qui est battue en brèche par une approche qui conditionne le patriotisme à une rente, qui soumet la fidélité à une rétribution, qui exclut la paix sociale sans le versement d’un salaire lié à un emploi fictif et qui lie une allégeance due à des privilèges collectifs », écrit ainsi l’éditorialiste Khalil Hachimi Idrissi dans Aujourd’hui le Maroc, quotidien proche du pouvoir.
Déni d’objectivité
Crispation identitaire contre crispation nationaliste : le roi Mohammed VI, qui, depuis onze ans, applique au Sahara une politique d’ouverture très différente de celle de son père, sait que la voie est étroite entre ces deux faces d’une même médaille. Non sans raison, il s’agace de ce qu’il ressent comme un déni d’objectivité de la part de certains médias internationaux (dont la chaîne qatarie Al-Jazira, très alignée en ce domaine sur les options diplomatiques proalgériennes de l’émirat et qui a dû pour cela suspendre les activités de son bureau de Casablanca, le 30 octobre) dans le traitement d’une crise au sein de laquelle la guerre pour la conquête de l’opinion a remplacé depuis longtemps la bataille des sables – un terrain, celui de la communication et de la propagande, sur lequel le Maroc n’a jamais, il est vrai, été à la hauteur de son voisin algérien. Ainsi, alors que se déroulaient, le 26 octobre, dans la colonie espagnole de Melilla, de violentes manifestations de jeunes Marocains protestant contre leur exclusion du programme local d’emploi, c’est vers Laayoune que convergeaient des dizaines de journalistes et membres d’ONG ibériques dans l’attente d’une hypothétique intifada sahraouie. Alors que la détention depuis plus d’un mois dans un camp du Polisario, à Tindouf, du dissident Mustapha Salma Ould Sidi Mouloud, ex-chef de la police du Front, pose le problème de la liberté d’expression au sein de cette « République » en exil et sans élections, ainsi que celui du type de juridiction en vigueur dans cette enclave en plein territoire algérien, rares sont les journalistes à s’intéresser à ce cas, aucune ONG de défense des droits de l’homme n’a pu mener d’enquête indépendante à l’intérieur des camps, et le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) y demeure obstinément interdit de tout recensement.
Une affaire à la mode
Revers d’une volonté affichée (bien qu’inégalement appliquée) de transparence de la part des autorités de Rabat, le Sahara marocain fait, à l’inverse, l’objet d’un quasi-acharnement médiatique et militant du côté de la presse, des télévisions et des multiples associations humanitaires espagnoles. Chaque mois depuis un an, des équipes de journalistes et de vrais faux touristes venus des Canaries débarquent à l’aéroport de Laayoune. Les services de la police des frontières en ont dénombré jusqu’à 74 pour un seul vol, le 29 septembre dernier. Objectif : « couvrir » la « cause » sahraouie, ou le plus souvent militer au plus près d’elle, et, tout récemment, pénétrer par tous moyens (déguisements, caches à l’intérieur des camionnettes de ravitaillement, etc.) dans le « camp de la dignité ». En Espagne, où le sentiment d’avoir abandonné les Sahraouis en 1975 entre les mains du pouvoir marocain fait le lit d’une mauvaise conscience très partagée au sein de l’échiquier politique (et proportionnelle au soutien quasi unanime manifesté par l’opinion espagnole envers l’occupation coloniale des enclaves de Ceuta et Melilla), le Sahara est, il est vrai, une affaire à la mode. Médiatique et très people. Des acteurs comme Javier Bardem et Willy Toledo, des animateurs vedettes telle Pilar Ordóñez, de Canal Sur, des designers comme Alonso Gil (qui a lancé la ligne de vêtements Sahara Libre Wear) sont devenus les figures de proue d’un vaste mouvement de solidarité avec le Polisario, fort de quelque cinq cents ONG ad hoc et expertes en opérations coup de poing provocatrices assurées d’un audimat maximal. La prochaine est d’ores et déjà annoncée pour le 27 février 2011, jour anniversaire de la proclamation de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Une « flottille de la paix » type Gaza, composée d’une dizaine de bateaux en provenance de Las Palmas, tentera de débarquer sur le port de Laayoune sa cargaison d’« aide humanitaire pour le peuple sahraoui ». Si, bien sûr, la marine marocaine ne l’aborde pas au large et si les autorités espagnoles en autorisent l’appareillage, ce qui n’est pas acquis. Soucieux de conserver ses intérêts au Maroc (où l’Espagne talonne la France en matière d’investissements), le gouvernement de José Luis Zapatero prend bien soin en effet de se distancier de l’activisme pro-Polisario d’une grande partie de la presse et de la société civile de la péninsule. À cet égard et même si ce retard est aussi dû à la volonté du Palais d’inclure cette accréditation dans le cadre d’un vaste mouvement diplomatique, lequel se fait attendre, on ne cache pas, à Madrid, une vraie préoccupation quant à l’absence prolongée de l’ambassadeur du Maroc, Ahmedou Ould Souilem, lequel, huit mois après sa nomination, n’a toujours pas rejoint son poste.
Belligérance masquée
Il va de soi que, dans ce contexte de belligérance masquée, voire de drôle de guerre, la nouvelle séance de pourparlers informels Maroc-Polisario, prévue pour les 8 et 9 novembre, non loin de New York et sous l’égide de l’ONU, n’a guère de chances d’être plus productive que les précédentes. Chacun sait, sans le dire, que tant que l’Algérie et le Maroc ne seront pas entrés dans un processus de négociation directe pour résoudre leurs différends, rien ne sera possible. Or, outre le Sahara, la frontière entre les deux voisins est, on le sait, fermée depuis plus de seize ans. Tout récemment encore, à la demande pressante du représentant personnel de Ban Ki-moon dans la région, l’Américain Christopher Ross, le ministre marocain des Affaires étrangères, Taïeb Fassi Fihri, a écrit à son homologue algérien, Mourad Medelci, pour l’inviter à une rencontre discrète en terrain neutre, afin de renouer le contact par le haut. Réponse d’Alger : commençons d’abord par des ministres techniques, sur des sujets techniques. Le Maghreb, c’est un peu le rocher de Sisyphe…
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