Au pays de l’or noir

Christian Lutz parvient à dessiner le portrait d’un pays qui transpire le pétrole : le Nigeria. Sans en montrer une goutte.

Photo extraite de « Tropical Gift », de Christian Lutz. © Lars Müller Publishers.

Photo extraite de « Tropical Gift », de Christian Lutz. © Lars Müller Publishers.

Publié le 3 novembre 2010 Lecture : 3 minutes.

Deux hommes en costume foulent le macadam, souillé d’une flaque grisâtre. Ils sont trop pressés pour la voir et, d’ailleurs, ils n’ont pas de visage. Le photographe les a saisis de dos et en contre-plongée. Deux pages plus loin, un index tendu comme une arme surgit d’un alignement de 4×4. Leur couleur est celle du ciel, du sol et des toits de tôle : le gris. Le gros chauve de la page 37 doit souvent s’asseoir sur la banquette arrière de l’une de ces puissantes machines. Mais, pour le moment, il est affalé sur le canapé d’un restaurant. Sa chemise bleu sombre laisse deviner le pli de son ventre, ses yeux mi-clos ignorent l’objectif, sa bouche est entrouverte elle aussi. Éveillé, a-t-il déjà croisé la vieille dame décharnée de la page 17, scruté son bras gauche, ridé et sec comme un tronc d’arbre ? Quelques pages plus loin, les deux gardes du corps qui promènent leurs yeux entre les voitures sont peut-être ses enfants. Eux aussi doivent avoir grandi dans ce fouillis de palmiers ébloui par les torchères, baigné par une eau noire dont le photographe intercale quelques images entre les portraits, les scènes de rue, de repas, de bureaux encombrés de dossiers.

Voilà Tropical Gift : un livre – aujourd’hui disponible en Suisse, en Autriche, en Allemagne et, depuis fin octobre, en France – de 52 photos de rois du pétrole, de classes moyennes qui rêvent d’en être, de miséreux qui n’en seront jamais, d’une nature qui semble inépuisable. Dans une atmosphère toujours grise, mate et parfois plombée par le brouillard, ils ne se rencontrent pas sur les images. « J’ai éclaté les lieux et les gens, qui sont les protagonistes d’une histoire assez sombre », dit le photographe Christian Lutz. Dans un ordre choisi, des personnages anonymes se suivent en silence – aucune légende n’accompagne les photos –, une intrigue s’installe et, au final, Tropical Gift raconte l’exploitation du pétrole au Nigeria, premier producteur en Afrique subsaharienne.

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Milliards de dollars

Lauréat du Grand Prix international de la photographie de Vevey en 2010, de nationalité suisse, Christian Lutz, 37 ans, a fait trois voyages dans le pays. Dans le Delta du Niger, où se situent les réserves pétrolières, mais aussi à Abuja et à Lagos, les capitales politique et économique, où se dealent les contrats, en milliards de dollars. Partout, il a pu constater que le Nigeria transpire le pétrole. Christian Lutz a pourtant fait le choix de ne jamais le montrer, préférant les détours de la suggestion. Par un geste, une trace, le hall rutilant d’un hôtel international, les barbelés qui entourent une piscine, une assiette de poisson séché tenue par une main abîmée. Au final, l’or noir est à la fois le grand absent et omniprésent. « Je n’ai pas fait le travail d’un photojournaliste, dit Christian Lutz. J’ai contourné le sujet, cela soulève plus de questions. »

Les questions se posent car l’histoire n’a ni coupables ni héros. Elle compte des victimes évidentes, les habitants du Delta, qui ne profiteront jamais du pétrole, ce « cadeau tropical » gisant sous leurs pieds. Quant aux autres, leur statut est ambigu. L’épuisement se devine dans les paupières lourdes du boss d’une major. Les classes moyennes patientent dans les antichambres avec l’espoir de croquer leur part, Blancs et Noirs se baignent dans la même pis­cine et partagent parfois le même repas. Les récits de l’exploitation pétrolière au Nigeria montrent en général le choc entre riches et pauvres, entre un Nord exploitant et un Sud impuissant. Dans Tropical Gift, la frontière est moins nette. « On ne peut accabler ceux qui nous servent, dit Christian Lutz. Chacun est accroché à la manne du pétrole. Moi aussi j’étais dans la piscine à boire du rosé. »

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