Karim Djoudi : « Notre vision de l’économie n’est pas rigide »
Depuis deux ans, le pays met en œuvre une « nouvelle logique », plus protectionniste. Karim Djoudi donne rarement d’interview, mais le grand argentier de Bouteflika a accepté d’exposer à Jeune Afrique sa vision de l’économie tout en défendant le bilan des mesures prises, notamment vis-à-vis des investisseurs étrangers.
Algérie : détours vers le futur
JEUNE AFRIQUE : Une partie des actifs d’Orascom Telecom, propriétaire de la marque Djezzy, vient d’être rachetée par le russe Vimpelcom. Cela change-t-il quelque chose à la volonté du gouvernement de nationaliser l’opérateur de téléphonie mobile ?
KARIM DJOUDI : L’opération de rachat de Djezzy n’est nullement remise en cause. Orascom Telecom Holding demeure notre interlocuteur en tant que propriétaire et de par son statut de détenteur de la licence qui lui permet d’intervenir sur le marché algérien. Le principe est acquis, d’autant plus que nous avons eu une réponse de notre interlocuteur et que le fonds d’investissement russe [Alfa, coactionnaire de Vimpelcom avec l’opérateur norvégien Telenor, NDLR] a fait des déclarations confirmant l’opération. Nous sommes au stade de son évaluation financière.
Mikhaïl Fridman, patron du fonds Alfa, évoque une valeur de plus de 7 milliards de dollars…
Des chiffres comme cela, on en voit tous les jours. Seule la banque d’affaires qui pilotera la transaction sera habilitée à préciser la valeur financière de Djezzy. Les récents bouleversements dans le capital d’Orascom Telecom nous ont incités à accélérer le processus du choix de la banque d’affaires. Au moment où je vous parle [le 10 octobre, NDLR], un avis d’appel d’offres international est rendu public, lançant officiellement l’opération.
L’autre volet de ce dossier concerne les difficultés que traverse cet opérateur. Comme toutes les entreprises actives en Algérie, Djezzy a bénéficié d’une période de cinq ans [1999-2003, NDLR] d’exonérations fiscales. À l’issue de cette période, son activité est soumise à impôt. À la suite d’un contrôle de l’administration, il a été sanctionné d’un redressement fiscal de 726 millions de dollars [environ 520 millions d’euros, NDLR] pour la période 2004-2007. Les deux exercices suivants (2008 et 2009) sont également soumis à un contrôle qui risque de déboucher sur un nouveau redressement. Par ailleurs, la Banque centrale d’Algérie a constaté des infractions à la législation des changes et des transferts, et a engagé une procédure.
Avec l’acquisition de Djezzy, l’État, déjà détenteur de Mobilis (Algérie Télécom), disposera de deux opérateurs sur les trois qui sont actifs sur le marché algérien. C’est plutôt rare…
Il est des secteurs sur lesquels l’État porte un regard particulier. Les télécoms en font partie. En outre, notre nouvelle logique est de faire en sorte que le transfert de compétences s’articule par une plus grande présence de l’État au sein des opérateurs. Troisième facteur : il s’agit d’un secteur qui génère des revenus importants. Cette nécessité d’être présent s’explique par notre souci de pérenniser l’activité au profit de l’économie nationale.
Ne relevez-vous aucune contradiction dans le fait que l’État soit à la tête de deux opérateurs dans le même secteur ?
Il est clair que les deux opérateurs ne fonctionneront pas de la même manière. Nous sommes au stade de l’acquisition de 100 % de Djezzy. La prochaine étape sera de définir les modes de gestion.
Ce que vous appelez une « nouvelle logique » est perçu par de nombreux partenaires comme de l’instabilité juridique. Que leur répondez-vous ?
Je leur rappelle le contexte historique de l’économie algérienne. À la fin des années 1980 et au lendemain des deux chocs pétroliers, l’Algérie était dans une situation de très fort endettement, ses entreprises étaient déstructurées. La signature d’un accord de rééchelonnement, en 1991, a abouti à la libération du commerce, à la dépréciation de la monnaie nationale et à l’envolée du taux de crédit, qui a dépassé les 23 %, le tout accompagné d’un écroulement de la demande intérieure. Résultat : faillite de nombreuses entreprises publiques et privées et forte dégradation du pouvoir d’achat de nos agents économiques.
Le plan d’ajustement structurel, au milieu des années 1990, a aggravé la compression de la demande interne, achevé la déstructuration des entreprises et libéré totalement le commerce extérieur. C’est dans ces conditions qu’est arrivé le plan de consolidation de la croissance, avec pour finalité de répondre aux immenses besoins sociaux et de rattraper les retards accumulés par le lancement de grands travaux dans les infrastructures de base.
Il fallait relancer la machine économique au travers de la dépense publique. Mais comme nos entreprises étaient déstructurées, cette dépense s’est orientée vers les importations. Nous espérions que les fournisseurs allaient investir localement et produire de la richesse. Cela n’a pas été le cas.
En 2008, nous avons décidé de changer notre fusil d’épaule. Désormais, les investissements doivent être faits en partenariat avec des opérateurs algériens, publics ou privés, pour que les Algériens créent, apprennent et se développent avec leurs partenaires étrangers. Par ailleurs, le développement non maîtrisé des importations menaçait la production locale et donc les perspectives d’investissement.
D’où l’instauration de charges et de taxes pour encourager la substitution de l’importation par l’investissement. Notre démarche part d’un contexte historique pour répondre à des besoins de transfert de technologies et de savoir-faire, de modernisation de l’économie, le tout sous-tendu par une conjoncture internationale de déprime économique où nous avons la chance de disposer de capacités de financement et de relance de la demande interne.
Deux ans après la mise en œuvre de cette nouvelle logique, quelle évaluation en faites-vous ?
En économie, il n’y a pas de bons ou de mauvais schémas. Il y a le schéma qui correspond aux réalités économiques et qui s’astreint à des objectifs. Quelles étaient nos réalités en 2008 ? Une crise financière internationale qui provoque un effondrement des cours des hydrocarbures, accompagné d’une chute de près de 50 % de nos recettes fiscales.
Malgré ce contexte difficile, le bilan des nouvelles mesures est éloquent : une bonne croissance en 2008, fortement consolidée en 2009 ; une inflation stabilisée ; des ressources externes qui n’ont pas fondamentalement diminué ; un endettement externe quasi nul ; une dette interne maîtrisée ; et une épargne publique, représentée par le Fonds de régulation des recettes, évaluée à près de 48 % de notre PIB et qui a sensiblement augmenté.
Autre indicateur intéressant : la courbe des importations. Elles étaient de l’ordre de 20 milliards de dollars en 2006 et de 27 milliards de dollars en 2007, pour atteindre 39,5 milliards de dollars en 2008. L’introduction des nouvelles mesures a permis d’infléchir cette courbe avec une stabilisation en 2009 et un recul sensible attendu pour 2010. Les autres indicateurs sont tout aussi positifs. La croissance globale est bonne, avec 4 %, et elle est soutenue par une remarquable performance hors hydrocarbures, avec 9,6 %, grâce à l’agriculture, le BTP et les services. Si à cela vous ajoutez un fort recul du taux de chômage et une augmentation de l’investissement…
Investissements directs étrangers (IDE) compris ?
Toutes les économies basées sur les IDE et les transferts ont été sévèrement touchées par la crise, qui a provoqué leur reflux. En termes financiers, nous avons enregistré, en 2009, une augmentation. Cependant, nous devons nuancer car il s’agit d’augmentations de capital des banques étrangères opérant en Algérie. Même si cette démarche obéit à une mise en conformité avec la nouvelle législation, il n’en demeure pas moins que l’apport en devises, dans un contexte économique morose qui touche particulièrement les banques, traduit une confiance dans le marché algérien.
Vous voulez dire que l’Algérie est devenue un paradis pour les établissements financiers internationaux ?
Peut-être pas un paradis, mais un endroit où l’on peut placer ses billes au moment où les marchés financiers perdent pied. Si, malgré la crise internationale et l’introduction de nouvelles mesures de régulation du commerce extérieur, les banques étrangères importent des capitaux pour renforcer leurs capacités à financer le marché domestique, c’est un signe évident de confiance.
Poursuivons la lecture des chiffres à la lumière des nouvelles mesures. En 2010, la croissance est en voie de consolidation et l’activité va en augmentant. À titre d’exemple : au cours des neuf premiers mois de l’exercice, les banques enregistrent une croissance de 18 % dans les opérations de financement des entreprises.
Comment vos interlocuteurs, qui ne manquent pas de vous demander des explications, réagissent-ils à vos arguments ?
Beaucoup mieux qu’on ne semble le présenter. Tout dépend du statut qu’ils veulent bien nous donner : partenaires ou simples acheteurs. Nous sommes conscients que ceux qui ne nous regardent que comme des consommateurs sont déçus.
Le Plan quinquennal d’investissements publics pour la période 2010-2014 prévoit des engagements financiers de 286 milliards de dollars. Cela donne une moyenne mensuelle d’investissements frisant les 5 milliards de dollars. L’économie algérienne a-t-elle les capacités d’absorption de telles sommes ?
Le Plan quinquennal s’articule en deux parties : une première, à hauteur de 130 milliards de dollars, dédiée à l’achèvement des projets identifiés et lancés, et une seconde, de 156 milliards, consacrée au programme neuf de réalisation regroupant les projets en phases d’étude et de maturation. Le rythme de réalisation est tributaire de trois conditions : la disponibilité du foncier, l’achèvement des études et le choix de l’opérateur.
La série de correctifs introduits par les nouvelles mesures n’intervient que sur cette dernière condition : obligation est faite à celui qui remporte le marché d’être porteur d’un projet d’investissement en partenariat avec un opérateur algérien. Dans le contexte de déprime internationale, le marché algérien offre des opportunités extraordinaires.
De nombreux groupes étrangers n’y sont pas insensibles, et nous voulons en tirer le plus de profit possible pour nos agents économiques. Notre souhait ne relève pas d’une vision rigide de l’économie, mais de la réalité de nos contraintes et des opportunités que crée notre forte demande, couplées à nos capacités de financement.
À propos de rigidité, de nombreuses entreprises algériennes ou étrangères se plaignent de l’instauration du crédit documentaire (Crédoc, un formulaire délivré par la banque où est domicilié l’opérateur) comme mode de paiement des opérations extérieures. Elles dénoncent une mesure qui paralyse leurs activités…
Le paiement sur facture est certes flexible, mais il a permis de siphonner nos réserves de changes. Les conditions historiques que j’ai évoquées tout à l’heure avaient facilité cet état de fait. Il était temps d’assainir notre commerce extérieur. La généralisation du Crédoc a permis la traçabilité de toutes les opérations financières à l’importation. Cela a également contribué à mieux contrôler la qualité des produits importés, et donc à protéger la santé du consommateur. Cela a posé quelques problèmes au niveau du traitement de la procédure, notamment les délais d’ouverture. La plupart des grandes entreprises ont assimilé les nouvelles mesures et ne rencontrent aucune difficulté.
Pour permettre certains transferts urgents, comme l’importation de pièces de rechange provoquée par une situation exceptionnelle, nous avons introduit des facilités de transfert de l’ordre de 2 millions de dinars annuels [environ 19 000 euros, NDLR]. Par ailleurs, il n’y a eu aucun impact négatif sur les intrants nécessaires à l’outil de production. Une nouvelle fois, je fais appel aux chiffres pour prouver le bien-fondé de notre démarche : croissance consolidée, importations stabilisées, chômage en recul et activité en constante augmentation. Le Crédoc est une forme usuelle en matière de transactions de commerce extérieur. Les bienfaits de sa généralisation nous incitent à le maintenir.
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