L’impossible deuil de Leila Khalil

Son fils aîné, Abdel, s’est fait exploser à l’âge de 19 ans dans un attentat-suicide en Irak, en 2004. Mais elle n’a jamais reçu aucune autre précision, ni même un certificat de décès. Et sa quête désespérée de la vérité continue de se heurter à un mur de silence ou d’indifférence polie.

Leila Khalil, à Paris en juillet 2010. © Vincent Fournier pour J.A.

Leila Khalil, à Paris en juillet 2010. © Vincent Fournier pour J.A.

Publié le 9 novembre 2010 Lecture : 5 minutes.

Leila Khalil, 45 ans, a le visage figé dans le chagrin, et ses sourires ne sont qu’esquissés. Lorsque ses yeux noirs s’animent, c’est pour retenir des larmes. Elle n’est pas coquette. Elle ne se maquille pas. Ses quelques bijoux sont passe-partout : trois bracelets dorés, un anneau qu’elle triture en parlant. Ses vêtements sont assortis à sa peine. Ils sont gris, noirs ou vert foncé.

Arrivée en France à l’âge de 13 ans après une enfance à Tunis, cette petite femme ronde, de nationalité française, mère de trois garçons et de deux filles, a cessé de rêver en 2004. Cette année-là, le 20 octobre, son fils aîné, Abdel, né d’un père algérien dont elle n’a plus de nouvelles, est mort en Irak : le jeune homme de 19 ans s’est fait exploser dans un attentat-suicide contre les troupes américaines, sur la route menant à l’aéroport de Bagdad. Depuis, Leila Khalil a lu bien des articles dans des journaux français, tunisiens ou algériens. Consacrés à une « filière irakienne » à Paris, ils mentionnent le nom d’Abdel, son âge, les circonstances de sa mort… Elle a aussi confectionné un dossier avec quelques effets de son fils. À l’intérieur, derrière la couverture plastifiée, un dessin, une carte de transports en commun, une photo de classe. Entre ses camarades, l’adolescent, en pull, cheveux coupés ras, sourit sagement. Six ans de silence et d’absence ont passé depuis sa mort. « Mais j’attends encore qu’il frappe à la porte », lâche sa mère d’une voix blanche, les yeux baissés. Elle marque ensuite un silence, le temps de ravaler un sanglot qui, au bout d’une heure, finira par s’échapper.

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Leila Khalil ne se complaît pas dans le rôle de la mère éplorée : « Ne vous inquiétez pas, je garde la façade dans la journée, je ne pleure que le soir, à la maison. » Elle a bien les deux pieds sur terre. Son second mari, malade, ne pouvant plus exercer son métier de peintre en bâtiment, elle s’est mise à travailler en juillet 2009 dans une association d’aide au logement du 19e arrondissement de Paris, où elle habite depuis plus de dix ans un appartement de quatre pièces avec sa famille. Une de ses collègues admire sa retenue.

Mais, pour Leila Khalil, la mort d’Abdel est irréelle. En six ans, elle n’a jamais reçu un certificat de décès. Le passeport utilisé par son fils pour se rendre en Irak ne lui a pas été restitué. Aucun effet, vêtement ou sac ne lui est parvenu. « Pour moi, il est possible qu’il soit toujours en vie », explique-t-elle. Cette pensée la hante : « Mon esprit est accaparé. Ici, il y a seulement mon corps. » Comme bien des vivants, Leila Khalil a besoin d’une certitude pour enterrer son mort : « Si j’avais un papier officiel, alors je pourrais vraiment m’occuper de mes autres enfants. »

Un simple coup de fil

Elle veut à tout prix « savoir la vérité ». Démunie face à une administration française dont les ressorts lui échappent, elle a entrepris quelques démarches. Auprès du service des recherches de la Croix-Rouge française, en quête de témoins, ou de la banque de son fils, des retraits ayant été effectués au début de 2004, à Beyrouth, avec les données de sa carte bancaire. En vain.

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Aujourd’hui, Leila Khalil ne sait plus à quel saint se vouer. Mais elle en est sûre : la vérité est quelque part, dans un ministère, un commissariat ou quelque autre émanation de l’État. Après tout, c’est par lui que la nouvelle de la mort d’Abdel est arrivée. Via un coup de fil reçu par son mari en octobre 2004. À l’époque, Leila Khalil est à Mansourah, en Égypte (à 100 km du Caire), où elle prévoyait de s’installer avec les plus jeunes de ses enfants. Son époux faisait alors la navette entre l’Égypte et la France. À Paris, après l’appel fatidique, il attend quelques jours avant d’apprendre la nouvelle à sa femme. Pour ce beau-père qui ne fut pas toujours tendre avec Abdel, la mort du gamin n’a rien d’un drame. Il en fera part à Leila Khalil au détour d’une phrase, au téléphone, « après l’Aïd [la fin du ramadan, NDLR] », se souvient-elle. Rentrée aussitôt en France, elle découvre que son fils est mort en kamikaze.â

La suite se raconte au conditionnel. Leila Khalil n’a que des hypothèses, ou presque, pour expliquer le basculement de son enfant, un adolescent un tantinet dissipé, mais comme tant d’autres à son âge. Dans un récit décousu, souvent dépourvu de dates, elle mentionne plusieurs séjours en Syrie, dont un de trois mois. Une voisine parisienne lui avait donné le tuyau. « Ses enfants y étaient déjà allés. Elle me parlait d’une famille d’accueil, de cours d’arabe et de religion. Moi, je voulais protéger Abdel de la maltraitance de mon mari. » Leila puise dans ses économies pour lui payer l’hébergement, 200 euros en liquide la première fois, et les billets d’avion.

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À Paris, Abdel lui donnait du fil à retordre. Un jour, c’est une convocation au lycée, un autre, au commissariat, pour des histoires de haschich. Mais celui qui revient de Damas est un jeune homme modèle, ambitieux, qui décide de passer son permis de conduire, se met à chercher du travail et se marie religieusement avec une jeune femme, musulmane elle aussi. Sa mère ne savait pas ce qu’il faisait au juste en Syrie. Elle l’appelait souvent pour prendre des nouvelles. Tout allait toujours bien. Alors elle ne se tracassait pas.

Jusqu’au 18 juillet 2004. Ce jour-là, Abdel débarque au Caire pour, dira-t-il, faire une « surprise » à sa mère. Chapeau, lunettes de soleil, sacoche Lacoste, bague dorée, « il était tout beau », se souvient-elle. La mère et le fils se retrouvent à l’aéroport. Ce sera le cadre de leur dernière rencontre. « Écoute, maman, j’ai décidé de partir pour ne plus revenir », lui dit-il, tandis que son téléphone n’arrête pas de sonner. Quand elle lui parle de son épouse pour le retenir, les larmes montent aux yeux d’Abdel. Mais rien n’y fait. Il prendra son vol pour Damas. « J’avais l’impression de parler à un robot programmé pour autre chose », soupire-t-elle.

Etrange voisine

Comment a-t-il ensuite atterri en Irak ? Six ans plus tard, les pièces du puzzle sont encore éparses. Il y a cette voisine parisienne, toujours en niqab, qui, après avoir remarqué qu’Abdel prenait des cours d’arabe à la mosquée du quartier, avait approché sa mère pour lui parler de la Syrie, où ses propres enfants étaient déjà allés. Son message de réconfort à Leila Khalil après la mort d’Abdel est douteux : « Sois contente, Dieu l’a accepté, il l’a choisi. » « Ton fils m’a dit de prendre soin de toi », lui dira-t-elle un autre jour, avant de lui transmettre un lien vers un site internet où Abdel appelle au djihad. Il y a aussi cette perquisition chez elle, à Paris, un matin, à 5 heures et quelque. « Le couloir de l’immeuble était noir de monde », se remémore Leila Khalil. L’appartement est mis sens dessus dessous. Son mari et le frère cadet d’Abdel sont embarqués. « Ton frère s’est fait exploser pour rien », entendra ce dernier de la bouche d’un policier pendant ses trois jours de garde à vue. Dans la foulée, Leila Khalil sera elle aussi convoquée au commissariat. Elle ne sait plus très bien quand c’était. Mais elle n’a pas oublié les mots de l’inspecteur : « Madame, vous devriez faire votre deuil. »

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