L’ombre d’Omar Souleimane plane sur la présidentielle
Véritable numéro deux du régime, le patron des renseignements a pris sous son aile Gamal Moubarak pour le préparer à succéder à son père en 2011. À moins qu’il ne change d’avis sous la pression de ses nombreux partisans et ne dame le pion à son protégé.
Lorsque Gamal Moubarak a épousé Khadija el-Gamal, en 2007, à Charm el-Cheikh, son témoin – rôle traditionnellement dévolu à l’« oncle » préféré – n’était autre qu’Omar Souleimane. Rien que de très normal : le patron des services de renseignements égyptiens, devenu l’« ami » de Hosni Moubarak, passe pour le « mentor » du fils du président, Gamal, qu’il est censé préparer à un éventuel destin national. Mais, depuis plusieurs mois, le « tonton mentor » est en train de se métamorphoser en un sérieux concurrent dans la course à la succession du raïs, âgé de 82 ans et qui n’a toujours pas fait acte de candidature à la présidentielle de septembre 2011. « Dieu seul le sait », répond-il invariablement quand on lui pose la question, obligeant Gamal comme Souleimane, si tant est que celui-ci ait l’intention de se présenter, à ne pas se déclarer officiellement.
Les premiers signes de cette concurrence de facto sont apparus à la fin de l’été. Au mois d’août, un groupe jusque-là méconnu mais opérant au grand jour a lancé une « campagne populaire » (comprenez : non officielle) d’affichage et de signatures en faveur de la candidature non déclarée de Gamal. Le 2 septembre, à la surprise générale, un autre groupe, anonyme celui-là, entame une campagne non moins « populaire » en recouvrant les murs du Caire de placards où l’on pouvait lire : « La vraie alternative : Omar Souleimane, président de la République ». À l’insu de l’intéressé, bien sûr. En quelques heures, les employés de la municipalité retirent les affiches « dissidentes », épargnant celles favorables à Gamal, signe que les hautes sphères de l’administration ménagent le fils du raïs.
Il n’empêche. Ces deux campagnes constituent la première manifestation publique d’une lutte souterraine liée à la succession. Jusque-là, Gamal était le seul candidat possible, au sein du régime, à la succession de son père. Désormais, l’opinion égyptienne sait qu’il existe une alternative à cette éventuelle « succession dynastique » et que le patron des renseignements est « présidentiable ».
« L’homme fort »
Dans les chancelleries étrangères et au sein de l’intelligentsia égyptienne, nombreux sont ceux qui voient en Souleimane « l’homme fort », « le numéro deux après le président Hosni Moubarak et son confident », « le maître-espion le plus puissant du Moyen-Orient », « l’homme qu’il faut pour succéder au raïs »… Et voilà que ce sentiment s’affiche sur les murs du Caire et sur la Toile. « Ni Gamal ni les Frères [musulmans], nous voulons Souleimane », clame la bannière du premier blog égyptien qui lui est dédié.
Taille moyenne, physique sec, front dégarni, Souleimane n’attire pas particulièrement l’attention. À la télévision, quand il apparaît au côté de Moubarak, il se fait modeste et humble. Ceux qui l’ont approché évoquent sa moustache taillée « à la britannique », son regard perçant, son costume élégant, son maintien digne et fier et sa présence. L’ancien président américain Jimmy Carter et l’ancien ministre israélien de gauche Yossi Sarid le trouvent « impressionnant ». Il parle peu, mais quand il le fait, c’est avec calme et assurance, sans chercher ses mots, déroulant son discours selon un enchaînement logique. Aussi impénétrable qu’imperturbable, il sait cependant se montrer agréable et amical lorsqu’il apprécie son interlocuteur. Mais il n’hésite pas non plus à le réprimander s’il le juge nécessaire – il tança un jour Arafat en présence de responsables israéliens et du chef de la CIA, George Tenet. Il a en tout cas gagné la confiance des chefs des différents services secrets et ministres israéliens qui ont traité avec lui. « On peut compter sur lui, il tient ses promesses », assure l’ex-ministre israélien de la Défense, Benyamin Ben Eliezer, classé parmi les faucons.
A priori, rien ne prédestinait Souleimane à jouer les premiers rôles. D’extraction très modeste, il a vu le jour en Haute-Égypte, dont les natifs parviennent rarement au sommet de l’échelle sociale. Il a grandi dans la petite cité de Qena, sur la rive droite du Nil, à une soixantaine de kilomètres au nord de Louxor. En 1953, un an après la révolution de Gamal Abdel Nasser, Souleimane, 18 ans, n’a qu’un rêve : rejoindre l’armée des officiers libres nassériens. En 1954, il est admis à l’académie militaire, avant d’être envoyé parfaire sa formation à Moscou, à la prestigieuse académie Frunze.
De retour au pays, il est affecté dans les services de l’armée chargés de la planification stratégique, ce qui implique aussi le renseignement. À ce titre, il fait partie du contingent que l’Égypte engage au Yémen lors de la guerre civile, entre 1962 et 1967. Une erreur stratégique qui éloigne 50 000 soldats du front est. Tel-Aviv ne manquera pas d’en profiter en lançant l’offensive de juin 1967. Souleimane participe à la guerre des Six Jours et à celle d’octobre 1973 où, cette fois, l’armée égyptienne lave l’affront subi lors des précédentes confrontations. On ne sait pas quelles leçons il a tirées de son expérience de la guerre. Toujours est-il qu’au lieu de s’adonner aux plaisirs de la vie nocturne cairote, comme le font tant d’autres, il décide de poursuivre des études universitaires à Aïn Shams et au Caire, et obtient un diplôme de droit et une maîtrise de sciences politiques au milieu des années 1980. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il a reçu ensuite une formation réservée à l’élite de l’armée américaine, à la US Army John F. Kennedy Special Warfare School and Center, à Fort Bragg. C’est de là que datent ses rapports – professionnels – avec les services de renseignements et les militaires américains.
Souleimane est désormais paré pour assumer de hautes fonctions. En 1991, Moubarak le nomme à la tête des renseignements militaires. Nous sommes à la veille de la première guerre du Golfe contre l’Irak après l’occupation du Koweït par les troupes de Saddam Hussein. Le Caire s’engage aux côtés de Washington et de Riyad. Souleimane participe au déploiement, en coordination avec l’armée américaine. Les chefs du Pentagone prennent bonne note de la « réactivité » de cet officier égyptien qu’ils connaissaient déjà. Moubarak en a vent et le nomme, en 1993, patron du Jihaz al-moukhabarat al-amma (service des renseignements généraux, GIS), avec rang de ministre sans portefeuille dépendant directement du chef de l’État et de lui seul. Organisme le plus puissant du pays, avec des pouvoirs étendus à tout ce qui relève de la sécurité nationale, le GIS, qui loge dans une véritable forteresse au milieu du quartier de Kobri el-Kobba, au Caire, est une sorte de Shin Bet et de Mossad réunis.
« Le sauveur »
L’arrivée de Souleimane à la tête du service des renseignements généraux intervient au plus fort de la confrontation sanglante entre des éléments fondamentalistes de la Gamaa Islamiya et les forces de sécurité au lendemain d’une vague d’attentats en Haute-Égypte. Pour faire échec aux islamistes radicaux, le nouveau Monsieur Sécurité développe les moyens d’action du GIS et place la lutte antiterroriste en tête de ses priorités. Une lutte qui fera, entre 1992 et 1997, quelque 1 200 victimes, mais Souleimane réussit à éradiquer la violence. En juin 1995, il déjoue même un attentat contre le président Moubarak. Le chef de l’État égyptien venait d’arriver à Addis-Abeba, en Éthiopie, pour participer au sommet annuel de l’OUA (future Union africaine). Sur la route menant au palais des Congrès, la voiture présidentielle est la cible de tirs d’arme automatique. Les balles ricochent sur le véhicule blindé sans atteindre ses occupants. Le chef des moukhabarat ordonne au chauffeur de faire demi-tour pour prendre l’avion présidentiel et rentrer au pays. À la veille du départ du Caire, sur la base de renseignements relatifs à des mouvements suspects de fondamentalistes dans la capitale éthiopienne, Souleimane avait insisté pour que la Mercedes présidentielle blindée soit acheminée à Addis-Abeba par un avion-cargo de l’armée afin de sécuriser les déplacements du président dès son arrivée. Bien lui en a pris.
Très vite, « Souleimane le sauveur » va apparaître comme l’alter ego de Moubarak. Les deux hommes les plus puissants d’Égypte se rencontrent, sauf empêchement, deux fois par jour. « La proximité entre eux est telle que Souleimane peut se permettre de tout dire au président, les bonnes comme les mauvaises nouvelles », raconte un journaliste cairote. Traditionnellement, en Égypte, ni l’identité ni la photo des chefs des moukhabarat ne sont publiées durant la période de leur service. Une exception a été faite pour Souleimane, apparu publiquement pour la première fois au côté de Moubarak pendant les funérailles du président syrien Hafez al-Assad, en juin 2000. Depuis, son visage est souvent à la une de la presse écrite et dans les reportages des journaux télévisés. Surtout depuis que ses prérogatives ont été étendues aux grandes questions diplomatiques, qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien, de la coopération avec Washington dans la lutte contre le terrorisme ou du Soudan. Tous les dossiers sensibles, comme les relations avec la famille royale saoudienne, la Syrie, le Liban et la Libye, sont devenus sa chasse gardée. Il est même rare que le ministre des Affaires étrangères l’accompagne dans ses missions.
Un médiateur hors pair
Ses « médiations » dans le conflit israélo-palestinien (en liaison avec les États-Unis, où il se rend souvent) ont commencé quatre mois après le déclenchement, en septembre 2000, de la seconde Intifada, en réaction à la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem-Est. Ses initiatives depuis une dizaine d’années pour relayer les efforts internationaux et régionaux visant à neutraliser la résistance palestinienne dans les territoires occupés lui ont valu les éloges de Washington et de Tel-Aviv. Mais Souleimane a surtout été « l’émissaire » de Moubarak, plus soucieux d’affirmer son influence régionale que de défendre la cause palestinienne et, de ce fait, prompt à jouer le jeu que lui ont assigné les administrations Bush et Obama. « Il ne semble pas avoir eu une grande marge de manœuvre, estime un observateur cairote. Il était aux ordres de Moubarak, devait s’en tenir aux “paramètres” imposés par ses interlocuteurs israéliens et faire pression sur les résistants palestiniens étiquetés terroristes. » C’est ainsi que ses navettes entre Havat Shikmim, le ranch d’Ariel Sharon, au nord du Néguev, et la Mouqataa, siège de la présidence palestinienne, à Ramallah, en Cisjordanie, n’ont pas permis de lever le siège imposé à Yasser Arafat jusqu’à sa mort, fortement suspecte, en 2004. De même n’a-t-il pas réussi à faire respecter par Israël la trêve conclue par son intermédiaire avec le Hamas en 2008, ni à convaincre l’État hébreu de lever le blocus de Gaza. Pis, l’Égypte a participé à ce blocus en restreignant fortement le passage des biens et des personnes via le poste frontière de Rafah, y compris pendant l’offensive meurtrière d’Israël contre Gaza (décembre 2008-janvier 2009), qui a fait 1 300 morts et des centaines de blessés parmi les Gazaouis. Le blocus de Rafah et l’attitude ambiguë de Moubarak et de son entourage – Souleimane inclus – à la veille de l’opération Plomb durci ont été fermement dénoncés par la société civile égyptienne.
Election verrouillée
Malgré ces critiques, des éditorialistes de l’opposition ménagent davantage le chef des moukhabarat que les Moubarak père et fils. Parce qu’ils le craignent plus, certes, mais aussi parce qu’ils ne seraient pas mécontents de voir Souleimane nourrir des ambitions présidentielles et damer le pion à Gamal. Mais le patron du GIS le veut-il et le peut-il ? La procédure constitutionnelle est pour le moment verrouillée par un amendement adopté en 2005. Pour pouvoir être candidat à la présidentielle, il faut appartenir à un parti fondé depuis au moins cinq ans et disposant d’au moins 5 % des sièges au Parlement. Le candidat devra, en outre, être un cadre dirigeant de son parti depuis au moins un an et bénéficier du soutien de 250 élus. Ces dispositions barrent la route aux Frères musulmans, mais aussi à tout candidat issu de la société civile, comme Mohamed el-Baradei.
En tant que militaire, Souleimane ne peut être membre et, a fortiori, dirigeant d’un parti. Il ne peut donc pas non plus se présenter. Le seul moyen pour lui d’accéder constitutionnellement à la magistrature suprême est d’être nommé vice-président, à l’instar d’Anouar al-Sadate et de Hosni Moubarak lui-même. Or ce dernier s’est toujours refusé à désigner un vice-président, sans doute pour éviter de nommer un militaire, comme c’est de tradition. À moins qu’il ne change d’avis dans l’hypothèse où le projet de « succession dynastique » serait rejeté par les cercles d’influence, dont la hiérarchie militaire…
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