Laurent Gaudé : « Nous avons toujours une dette envers l’Afrique »

Cinq ans après le passage de l’ouragan Katrina, l’écrivain français revient sur la catastrophe qui a frappé La Nouvelle-Orléans. Interview.

Après le passage de l’ouragan Katrina, en août 2005. © Reuters

Après le passage de l’ouragan Katrina, en août 2005. © Reuters

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Publié le 27 octobre 2010 Lecture : 5 minutes.

Prix Goncourt 2004 pour sa fresque italienne Le Soleil des Scorta, l’écrivain français Laurent Gaudé publie Ouragan (Actes Sud). Un sixième roman qui a pour toile de fond la destruction de La Nouvelle-Orléans par Katrina en août 2005. La plume brillante et le souffle littéraire du romancier offrent un texte polyphonique, qui évoque l’injustice, les inégalités (des thèmes qui lui sont familiers), et qui met ses personnages face à la démesure de la nature et à la folie des hommes.

JEUNE AFRIQUE : Pourquoi avoir choisi d’écrire sur Katrina ?

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LAURENT GAUDÉ  : Comme tout le monde, j’ai été touché par les images et les articles parus à l’époque du drame. J’avais gardé des coupures de journaux et des photos, que j’ai reprises quelques années après. Et je me suis rendu compte que mon émotion était toujours aussi intense. J’avais la sensation qu’à travers cet événement j’allais pouvoir parler de thèmes qui me tiennent à cœur.

De fait, avec cette catastrophe, on retrouve le thème des oubliés, des « damnés de la terre », la condition des Noirs américains. Est-ce que l’aspect politique vous a finalement autant intéressé que la catastrophe naturelle elle-même ?

Bien sûr. C’est une catastrophe protéiforme avec plusieurs visages. Il y a l’aspect catastrophe naturelle, qui est arrivée en Louisiane, mais qui peut arriver n’importe où. La différence, c’est qu’avec Katrina il y a aussi la politique, le social, l’injustice et la bêtise des hommes qui entrent en jeu. Finalement, si ça n’avait été qu’un cataclysme naturel, mes personnages auraient tous été touchés de la même manière. Là, avec les inégalités, le récit est plus riche.

Comment avez-vous procédé pour vos recherches ? Lecture de journaux, rencontre avec des survivants, voyage sur place ?

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Je commence toujours par me documenter, à travers des visuels, des photos ou des films. Mais je n’ai pas eu envie d’aller sur place. Je l’aurais fait si j’avais voulu faire une chronique sur Katrina, pour être sûr de dire la vérité. Je me connais, si j’avais rencontré des rescapés, j’aurais été bouleversé par leur histoire et j’aurais eu du mal à m’en éloigner. Or, quand on écrit un roman, on modifie, on atténue, on renforce. Je voulais un roman, et cette distance était nécessaire au travail de l’imagination.

Comment avez-vous construit vos personnages ?

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Certains sont inspirés de personnages réels. C’est le cas de ma bande de prisonniers. J’avais lu l’histoire de la Parish Prison dans un journal. Les détenus ont été abandonnés : on avait évacué les chiens policiers, pas les prisonniers. Pour le personnage de Joséphine, je suis parti d’une magnifique photo qui avait été publiée dans Paris Match à l’époque : une vieille dame, regard voilé, visiblement accablée, mais qui en même temps se tenait droite et semblait très fière. Sur ses épaules, elle portait le drapeau américain. Tous les autres personnages sont davantage inventés. J’avais très à cœur de surprendre mon lecteur, de déjouer ses attentes.

Comment s’est imposée la forme du roman, c’est-à-dire ce mélange de voix, cette cacophonie ?

Au moment où j’ai eu envie d’écrire ce roman, j’avais déjà cette forme en tête. J’avais envie que le livre soit raconté à hauteur d’homme. Je ne voulais pas d’une voix narratrice englobante qui organiserait tout. Je voulais que le lecteur n’ait pas d’avance sur les personnages, quitte à être un peu perdu au début. C’est en plus une manière assez juste de rendre compte du chaos : on n’a pas de perspective, on est dans le présent.

C’est un texte qui se prêterait très bien à une mise en scène théâtrale ou à une lecture à haute voix…

Je travaille comme ça, même pour mes romans. Je me dis toujours que j’ai fini mon travail le jour où je prends une page, où je la lis à haute voix et où ça coule. Pour moi, il faut mettre de l’oralité dans ce qui est écrit.

On peut tout de même s’étonner que vous n’ayez pas eu envie de vous rendre dans cette région tant elle semble vous fasciner. On y retrouve la moiteur, la chaleur écrasante, les inégalités sociales, autant de thèmes qui vous sont familiers…

Bien sûr. Ce coin du monde m’a fasciné avant même Katrina. Cette région, c’est la moiteur, la végétation luxuriante et mystérieuse du bayou, c’est tout un pan de l’Amérique de Faulkner, c’est aussi la musique et, bien sûr, la négritude.

La négritude ?

J’aime utiliser le terme d’Aimé Césaire, qui détourne un propos insultant en objet littéraire. J’ai découvert le monde noir à travers la littérature, avec Senghor, Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal, qui m’a marqué quand j’avais 20 ans. Cela m’a sensibilisé à la difficulté d’être noir dans un monde très racialisé. L’Afrique est la part d’ombre de nos sociétés occidentales, belles et prospères.

Je ne saurais pas vous dire pourquoi ce thème me touche. J’aime donner une voix à ceux qui n’en ont pas, à ceux que l’Histoire a souvent oubliés. Les Noirs concentrent un peu tout ça. En tant que Français blanc, même si je suis jeune, j’ai le sentiment d’une dette qui court encore et je me dis que s’approprier cette notion de dette est plutôt une bonne chose. C’est prendre conscience qu’il y a un mouvement historique qui nous dépasse, qui n’est pas à l’échelle de la vie d’un homme et qu’on s’inscrit dedans. Je n’ai pas envie de parler de culpabilité, qui est quelque chose d’individuel, mais de dette.

Êtes-vous un écrivain engagé­ ?

Je ne sais pas. J’ai beaucoup de mal avec le militantisme en littérature. En revanche, j’aime partager avec l’auteur un regard engagé sur le monde. Je trouve cela très noble, très beau, mais il ne faut pas gaver le lecteur de ses propres certitudes. Sur l’immigration par exemple, qui est le thème de mon livre Eldorado, je n’ai pas de solution. Mais j’ai eu envie d’en parler pour dire ce qu’on n’entend jamais dans aucun journal télévisé : que ces gens sont aussi très courageux.

Vos romans se situent toujours dans des époques ou des pays lointains. Pourquoi ?

Je n’aime pas écrire sur le quotidien mais sur des sujets forts. Même en France, je n’ai pas encore trouvé d’histoires qui m’intéressent. L’immigration, la guerre, un ouragan ont en commun de sortir les personnages de leur vie banale et routinière et de les mettre face à des choix essentiels. 

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