L’administration Obama épinglée par Bob Woodward

Quand il rencontre des responsables américains, le président afghan, Hamid Karzaï, se plaint amèrement des bavures des troupes de la coalition. Ses interlocuteurs répliquent en exigeant qu’il lutte avec davantage de conviction contre la corruption de son régime. Ces échanges souvent musclés sont rapportés dans « Obama’s Wars », le dernier ouvrage du célèbre journaliste Bob Woodward. Bonnes feuilles de ce dialogue de sourds à Kaboul.

Joe Biden, Hamid Karzaï et Barack Obama, le 6 mai 2009. © Reuters

Joe Biden, Hamid Karzaï et Barack Obama, le 6 mai 2009. © Reuters

Publié le 31 octobre 2010 Lecture : 12 minutes.

Après Bill Clinton et George W. Bush, c’est à Barack Obama que le journaliste américain Bob Woodward (l’homme qui, en 1972, révéla avec son collègue Carl Bernstein le scandale du Watergate) s’en prend dans un livre paru le mois dernier aux États-Unis. Ou plutôt à son administration, qu’après nombre d’entretiens avec des responsables politiques de premier plan – à commencer par le président lui-même – il décrit comme profondément divisée et incapable de définir une stratégie claire pour sortir du bourbier afghan. En octobre 2009, on apprend ainsi que trente mille soldats vont être envoyés en renfort. Mais, en même temps, que le retrait des troupes commencera dix-huit mois plus tard. Ces cafouillages témoignent de l’inimitié, pour dire le moins, opposant certains dirigeants américains. Mais ils révèlent surtout une insurmontable contradiction. Quand le Pentagone et des militaires ne rêvent que d’en découdre une bonne fois avec l’insurrection islamiste, Obama n’a, pour sa part, qu’un souhait : en finir avec cette périlleuse aventure avant l’élection présidentielle de 2012. Entre les deux, le faible, rusé, insaisissable et versatile Hamid Karzaï, le président afghan réélu en 2009 dans des conditions plus que suspectes, joue un rôle très ambigu…

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Pour diriger l’Afghanistan après la chute des talibans, à la fin de 2001, le choix se porta sur un petit homme affable et à la barbe poivre et sel : Hamid Karzaï. Ce chef tribal pachtoune de second plan parlait un anglais parfait, ce qui a souvent fait croire aux responsables américains qu’ils pouvaient s’adresser à lui en toute franchise. Mais, via les services secrets, on savait qu’il était maniaco-dépressif, suivait un traitement et était sujet à de sévères sautes d’humeur.

Après le 11 Septembre, la CIA et les forces spéciales américaines le ramenèrent d’exil. Il rentra en Afghanistan à la faveur de la nuit et parvint à rallier des villages à la lutte contre les talibans. Lors du siège de Kandahar, qu’ils tentaient de reprendre, les Américains lancèrent accidentellement une bombe tout près de l’endroit où il se trouvait. Un officier de la CIA, Greg V., se jeta sur lui pour le protéger. Tous deux en réchappèrent, comme Karzaï l’a souvent raconté par la suite, non sans émotion.

Mais, en 2004, après l’adoption de la Constitution afghane et sa première élection à la présidence, ses relations avec les États-Unis devinrent erratiques. Il prit l’habitude de tancer les Américains à chaque fois que des civils afghans étaient tués. La corruption de son gouvernement et de sa famille ne fit qu’exacerber les tensions.

Ahmed Wali Karzaï, son demi-frère, avait mis Kandahar en coupe réglée. Il travaillait pour les États-Unis et pour la CIA bien avant le 11 Septembre, et avait fait partie du petit réseau des agents et informateurs rétribués par la centrale en Afghanistan. L’administration américaine lui versait en outre de l’argent par l’intermédiaire du président. Surtout, Ahmed Wali était propriétaire de plusieurs locaux utilisés par la CIA et l’armée américaine à Kandahar. Il percevait même des loyers plus que substantiels sur des biens qui ne lui appartenaient pas ce qui donne une idée de son influence et de son degré de corruption. Parmi ses « locataires » figurait la Kandahar Strike Force, un groupe paramilitaire afghan que la CIA utilisait pour attaquer des insurgés présumés. Enfin, il est établi qu’il tirait profit du trafic de l’opium.

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Bien sûr, les responsables américains se posaient régulièrement la question : devaient-ils rester acoquinés avec ce type ? La réponse de la CIA était immuable : il obtient des résultats, fournit des renseignements et une aide précieuse pour la mise au point d’opérations antiterroristes. Si les États-Unis avaient un rôle à jouer dans ce pays de brutes, il leur fallait bien employer quelques-unes de ces brutes. En l’isolant, ils risquaient de lui faire perdre son emprise sur Kandahar ; et, donc, de perdre complètement cette ville. Or perdre Kandahar pouvait faire perdre la guerre.

Reste que la CIA ne se faisait guère d’illusions. Ahmed Wali Karzaï n’était en aucun cas un agent fiable, ni même sensible aux pressions américaines. Il était son propre maître et jouait les uns contre les autres : les États-Unis, les trafiquants de drogue, les talibans, et même, au besoin, son propre frère…

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[Début janvier 2009, juste avant l’investiture de Barack Obama.]

« Je redoute cette rencontre, lâcha [le sénateur républicain Lindsey] Graham.

– Moi aussi », répondit le vice-président Joe Biden.

Ils se trouvaient à bord d’un avion, en route pour l’Afghanistan. Les rapports de la CIA avaient révélé que, depuis des décennies, ce pays était grevé par l’immobilisme politique et par une corruption vertigineuse ; en outre, les échanges entre services de renseignements étaient très, très embrouillés.

Biden souhaitait couper le cordon ombilical qui avait relié Karzaï à George W. Bush. Tous les quinze jours environ, les deux hommes s’entretenaient par vidéoconférence. Pendant ces tête-à-tête, Karzaï prenait parfois son jeune fils sur ses genoux. À chaque fois qu’un responsable militaire américain ou qu’un membre de l’ambassade des États-Unis à Kaboul s’opposait à lui, il invoquait sa relation privilégiée avec la Maison Blanche.

Biden et Graham s’étant mis d’accord pour le brusquer, le dîner d’État ne s’annonçait donc pas sous de paisibles auspices.

Le vice-président s’entretint d’abord seul à seul avec Karzaï, pendant trente minutes. « Nous n’avons aucun intérêt à nous compliquer mutuellement la vie, lui dit-il. Vous avez tout à gagner à ce que nous réussissions. Nous nous interrogeons actuellement pour savoir s’il convient de faire davantage de sacrifices pour faire avancer les choses. Mais nous avons besoin de savoir si vous êtes prêt à en faire vous aussi. »

Très juste, opina Karzaï.

Graham, la délégation américaine et les conseillers de Karzaï attendaient derrière la porte. Comme s’il se fût agi d’un conclave papal, chacun guettait la couleur de la fumée qui s’échapperait de la cheminée. Karzaï et Biden sortirent apparemment satisfaits de leur conversation. Ils s’installèrent aux deux extrémités d’une grande table, entourés d’une trentaine de personnes.

Le président afghan avait imaginé toute une mise en scène et se mit à interpeller un à un ses ministres. « Monsieur le ministre de la Défense, faites le point sur votre action. » Abdul Rahim Wardak se leva et fit son rapport. « Et vous, monsieur le ministre de l’Intérieur, où en êtes-vous ? » Mohammad Hanif Atmar se leva à son tour, et fit de même.

Quand ce numéro fut terminé, Biden se tourna vers Karzaï :

« J’ai voulu que le sénateur Graham m’accompagne pour vous montrer que, chez nous, l’élection est terminée. Nous sommes venus prendre un engagement à l’égard de votre pays. Cela dit, monsieur le président, les choses doivent changer. Le président Obama veut vous aider, mais vous ne pourrez pas décrocher votre téléphone pour l’appeler à tout bout de champ, comme vous le faisiez avec le président Bush.

– Je comprends », répondit Karzaï, qui, manifestement désireux d’arrondir les angles, se répandait en « c’est merveilleux » et en « pas de problème ».

– Monsieur le président, poursuivit Graham, l’économie américaine est à genoux. Si nous ne constatons pas chez vous un réel changement, une meilleure gouvernance et des progrès dans la lutte contre la corruption, les républicains ne voteront plus en faveur de l’envoi de renforts et d’argent en Afghanistan. »

Biden critiqua alors l’échec de Karzaï à gouverner dans l’intérêt de tous les Afghans, ses réticences à se déplacer à l’intérieur du pays et à forger un consensus entre les différents clans et ethnies. Il évoqua les luxueuses demeures des responsables afghans, sans nul doute financées par l’argent américain.

« Vous êtes le maire de Kaboul, lui lança-t-il, pour lui rappeler qu’il était isolé dans sa capitale. Il faut cesser de remplacer vos gouverneurs au hasard. »

Karzaï avait pour habitude de distribuer ces postes à ses partisans, en guise de récompense…

Graham amena la conversation sur Ahmed Wali.

« Monsieur le président, on ne peut plus venir en Afghanistan sans entendre parler de votre frère.

– Eh bien ! montrez-moi le dossier, sénateur, répliqua Karzaï.

– On le fera un jour. »

L’ambiance tournait au vinaigre, Karzaï semblait offensé.

« Un sujet nous tracasse, dit-il, les victimes civiles. Nous devons travailler ensemble à résoudre ce problème. Les gens ne veulent pas que vous partiez. Votre intérêt est de vaincre le terrorisme. Nous vous y aiderons.

– Nous faisons de notre mieux pour réduire le nombre de ces victimes, répondit Biden. Mais dans une guerre on ne peut éviter toutes les bavures, vous le savez bien. »

Les choses iraient mieux, ajouta-t-il, si Karzaï cessait de donner des conférences de presse pour s’en prendre aux États-Unis à chaque bavure présumée.

« Vous devez nous en parler, pour nous permettre d’élucider les faits. Mais évitons de faire des déclarations publiques à chaud, qui ne reflètent pas le film des événements. »

Graham, qui est avocat des réservistes de l’US Air Force, intervint alors.

« Nos règles d’engagement tiennent le plus grand compte des pertes civiles. Personne n’aime être mêlé à ce genre d’affaire. Mais, monsieur le président, vous ne pouvez pas nous accuser à chaque fois qu’un événement fâcheux se produit, dans la précipitation et sur la foi de communiqués de presse des talibans. En agissant ainsi, vous servez les intérêts de l’ennemi, vous l’aidez à accroître son emprise sur la population. »

La nécessité d’obtenir un feu vert avant un raid était absurde, poursuivit-il. Parce que « nous sommes au milieu d’une guerre ». Graham se rendit compte qu’il s’enflammait.

« Nous n’allons pas demander à nos militaires de se transformer en policiers. Nous voulons être des partenaires. Personne plus que moi ne souhaite que ce soient les Afghans qui, lors d’un raid, montent en première ligne, mais pour le moment, ce sont les Américains. Nous espérons qu’un jour vous prendrez le relais. »

Il conclut en enjoignant à Karzaï de cesser de jouer avec son opinion publique.

« Vous devez être avec nous, renchérit Biden. Si cette guerre n’est pas la vôtre, nous n’enverrons plus de troupes. La mort de civils innocents est contraire aux intérêts des États-Unis. Lorsque nous brisons des cœurs, nous perdons le soutien de la population.

– Ce n’est pas une critique, concéda Karzaï, sans doute conscient d’avoir touché une corde sensible. Il s’agit simplement de vous signaler qu’il y a un problème.

– Eh bien, réglons-le entre nous, et pas en conférence de presse », répliqua Biden.

Le ton de Karzaï se durcit. Que des civils soient tués ou blessés était un sujet d’intérêt public. Les Américains semblaient tenir la perte de trente villageois pour quantité négligeable. Et puis, ajouta-t-il, Biden n’aurait jamais dû le rabaisser ainsi devant ses propres ministres.

« Cette situation dure depuis trop longtemps, les Afghans ne supportent plus ces bavures.

– Nous pourrions bien avoir, nous aussi, atteint ce stade où il nous faudra réduire nos propres pertes, fit observer le vice-président.

– Les Afghans doivent être vos partenaires, pas des victimes.

– Je crois que nous devons et que nous pouvons améliorer les choses, dit Biden. Mais si vous ne voulez pas de nous, nous serons contents de partir. Vous n’avez qu’à nous le dire. Au lieu d’envoyer trente mille hommes, peut-être n’en enverrons-nous que dix mille, ou peut-être aucun. Ou alors, nous ne vous enverrons plus qu’une aide économique. Si vous ne voulez pas de nous, dites-le franchement. »

William Wood, l’ambassadeur des États-Unis en Afghanistan, les interrompit, tel un conseiller conjugal qui désespère de mener l’affaire à son terme.

« Cette conversation a été utile : elle fait le point sur nos déceptions réciproques.

– Nous ne sommes que de pauvres Afghans, fit Karzaï. Je sais bien que personne ne s’en soucie. »

Biden jeta sa serviette par terre.

« Ce n’est pas digne de votre rang, monsieur le président. »

Les deux hommes avaient du mal à garder leur sang-froid. Graham était rompu à ce genre de dîner surréaliste, mais celui-ci était, à l’en croire, « mémorable ».

Pendant que les Américains regagnaient leur ambassade, Wood fut assailli d’appels de ministres de Karzaï :

« Est-ce que tout va bien ? Que se passe-t-il ? » s’inquiétaient-ils.

Au lendemain du premier tour de l’élection [présidentielle afghane, le 21 août 2009], Richard Holbrooke, l’envoyé spécial des États-Unis pour l’Afghanistan et le Pakistan, et le nouvel ambassadeur, Karl Eikenberry, rencontrèrent Karzaï, à Kaboul. Tout se passa bien, trois heures durant. Jusqu’à ce qu’ils évoquent l’avenir et le genre de vie que mènerait Karzaï, s’il était réélu.

« Mais j’ai été réélu », dit ce dernier.

Ses interlocuteurs lui firent observer que tous les bulletins n’avaient pas été décomptés.

« C’est réglé, tout est fini, assura Karzaï.

« Monsieur le président, dit Holbrooke, que feriez-vous s’il devait y avoir un second tour ? »

La Constitution afghane prévoit que si aucun candidat ne dépasse la barre des 50 % au premier tour, un second tour doit départager les deux candidats arrivés en tête. Karzaï se rembrunit :

« Ce n’est pas possible. Je sais ce que veulent les gens. Personne ne veut d’un second tour, personne. Et personne n’y croit, personne.

– Monsieur le président, reprit Holbrooke, nous ne disons pas qu’il faut un second tour. Nous voulons seulement savoir une chose : si aucun candidat n’obtient plus de 50 % des voix, accepterez-vous d’en organiser un ?

– Ce n’est pas possible. »

Après cette rencontre, Karzaï appela le centre des opérations, au département d’État. Il voulait parler à la secrétaire d’État, Hillary Clinton, ou au président Obama.

Ce dernier, qui était en vacances à Martha’s Vineyard [dans le Massachusetts], en eut vent et joignit Eikenberry, grâce à un téléphone sécurisé.

« Monsieur le président, lui expliqua Eikenberry, nous avons effectivement rencontré Karzaï. Et maintenant, il veut nous court-circuiter. Il est persuadé que nous réclamons un second tour, ce qui n’est pas le cas. »

Et il raconta ce qui s’était passé, comment Karzaï s’était mis sur la défensive et s’était catégoriquement opposé à la tenue d’un second tour. « Je vous recommande fermement de ne pas le prendre au téléphone. »

Obama se rangea à son avis. Il se tiendrait en dehors de cette histoire ; Holbrooke et Eikenberry continueraient à se charger, tant bien que mal, du président afghan.

Deux jours plus tard, Eikenberry, Holbrooke et le général Stanley McChrystal [alors commandant des forces américaines et alliées en Afghanistan] dînaient avec celui-ci.

« Monsieur le président, lui dit l’ambassadeur, vous ne parlerez ni au président Obama ni à la secrétaire d’État. Je les en ai dissuadés, et voici pourquoi. Vous vous êtes mépris sur notre position. Nous ne sommes pas partisans d’un second tour. »

Et il expliqua que les États-Unis soutenaient le processus électoral prévu par la Constitution afghane : quand il n’y a pas de vainqueur au premier tour, il y a un second tour. « Voilà quelle est notre position. »

Les rapports des services secrets montraient que Karzaï était de plus en plus mégalomane et paranoïaque. Même ses proches s’en plaignaient auprès d’Eikenberry et de Holbrooke.

« Vous êtes contre moi, répondit Karzaï. C’est un complot américano-anglais. »

Washington, le 11 mai 2010. Lors d’une rencontre informelle – ambiance thé et cookies – avec Hillary Clinton, Karzaï se dit convaincu que l’Inter-Services Intelligence, (ISI), les services de renseignements pakistanais, jouait un rôle clé dans l’instrumentalisation des talibans afghans.

Les Pakistanais se plaignaient souvent de n’avoir jamais bénéficié de renseignements précis de la part des Américains, afin de localiser le mollah Omar. « Ils n’ont pas besoin de nous, ils pourraient obtenir davantage d’informations de la part de leurs officiers traitants de l’ISI », disaient des experts de la CIA, en plaisantant à moitié.

« Croyez-vous vraiment que, s’il le voulait, l’ISI pourrait arrêter le mollah Omar ? » demanda Clinton.

Karzaï allongea le bras vers une assiette et se saisit d’un cookie au chocolat.

« Aussi facilement que je prends ce gâteau », dit-il.

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