Il faut réformer la justice algérienne

Vedette du barreau d’Alger, fondateur de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH), Miloud Brahimi, 70 ans, pointe les dysfonctionnements de la cour d’assises et relève les contradictions de la justice populaire, legs du droit colonial.

Cour d’assises et jury populaire constituent la base de la justice algérienne. © D.R

Cour d’assises et jury populaire constituent la base de la justice algérienne. © D.R

Publié le 29 octobre 2010 Lecture : 5 minutes.

De toutes les juridictions, le tribunal criminel, ou cour d’assises, est la seule qui fait appel au citoyen ordinaire pour le jugement des affaires les plus graves, puisqu’il s’agit de crimes, par opposition aux délits et contraventions, laissés à la compétence des seuls juges professionnels.

Autre particularité du tribunal criminel : c’est une juridiction intermittente qui siège uniquement pendant les sessions décrétées à cet effet (quatre par an ou davantage, selon la quantité des dossiers à traiter), avec des périodes plus ou moins longues entre les sessions. C’est contraire au principe selon lequel « la justice ne vaque pas », mais il n’est pas question, sauf à les professionnaliser, de mobiliser en permanence les jurés.

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Vieux débat, en vérité, que celui qu’inspire le jury populaire. Ses partisans apprécient la présence « physique » du peuple au nom duquel la justice est rendue, ainsi que l’harmonie qu’il est censé assurer avec l’opinion publique. Quant à ses détracteurs, leur méfiance à l’égard de jurés populaires s’explique, d’une part, par leur ignorance du droit et, d’autre part, par l’influence que peuvent provoquer les passions du moment, sans préjudice des lourdeurs de procédure qui caractérisent le tribunal criminel (préparation des sessions, confection des listes, tirage au sort, etc.)

Un demi-siècle de pratique dans notre pays incite à la réflexion et autorise quelques enseignements.

S’agissant spécialement du jury populaire, il faut savoir que, dès la promulgation, en 1966, du premier code de procédure pénale algérien, le législateur a procédé à une réduction drastique du nombre de jurés appelés à composer le tribunal avec trois magistrats professionnels, le ramenant de neuf à quatre. C’était, à l’évidence, l’expression d’une méfiance avérée à l’égard du citoyen-juge, mais le résultat en fut une simplification bienvenue du « vote à la majorité » sur les questions essentielles de la culpabilité et des circonstances, aggravantes ou atténuantes.

Faut-il préciser que, du temps du parti unique, la liste des jurés était composée parmi ses militants et eux seuls ? On conviendra alors que la justice populaire n’avait rien de subversif.

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L’avènement du pluralisme politique, en février 1989, allait ouvrir d’autres perspectives, mais la violence intégriste eut tôt fait de compliquer les choses. En effet, soumis aux pressions d’un pouvoir acculé dans ses derniers retranchements et aux menaces très circonstanciées des islamistes, les jurés ne disposaient plus, au début des années 1990, appelées également la décennie rouge, d’aucune sérénité pour pouvoir participer utilement à l’œuvre de justice. Les choses étant ce qu’elles étaient, ils pouvaient légitimement craindre pour leur vie et celle de leurs proches. Ils ont été purement et simplement écartés du jugement des affaires de terrorisme par l’institution de cours spéciales. Mais ces dernières furent vite décriées, ayant très mauvaise presse auprès des ONG internationales, alors acquises, pour les plus importantes d’entre elles, au fameux « qui tue qui ? », pendant que faisait rage la guerre faite aux civils.

En supprimant les cours spéciales, en 1995, le pouvoir n’a pas pris de risque majeur. Il a accompagné ce retour au droit commun par la réduction (encore une) du nombre des jurés à deux. Depuis lors, le « peuple » est donc en minorité dans la composition du tribunal criminel. Les adversaires de la justice populaire y trouvent un argument supplémentaire en faveur de la suppression définitive du jury puisque son poids, qui n’était déjà pas très lourd quand il disposait de la majorité (quatre jurés pour trois magistrats), est désormais réduit à néant (deux voix contre trois).

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Quant aux partisans de cette justice, ils réclament au plus vite une réforme pour rétablir la prééminence du jury populaire, s’appuyant sur le net rétablissement de la paix civile.

Mais une chose est certaine, les uns et les autres s’accordent sur la nécessité de modifier la législation actuelle, qui accumule les inconvénients de la justice populaire sans recueillir aucun de ses avantages.

Autre point de convergence, il n’est pas admissible que le tribunal criminel continue à statuer en premier et dernier ressort. Cette grave anomalie que constitue l’absence d’appel en matière criminelle doit être réparée au plus tôt, comme elle l’a été, il y a quelques années, dans le pays qui nous l’avait léguée.

Principe constitutionnel de surcroît, le double degré de juridiction fonctionne pour les simples délits et même les contraventions (par exemple une modeste amende), mais il est mis en échec dans les dossiers criminels, dussent-ils être sanctionnés de la peine capitale.

Cette hérésie a pour fondement l’infaillibilité du peuple souverain, mais le peuple a bon dos. L’autre explication, qui renvoie à la versatilité de l’opinion et à la crainte d’une trop grande variation d’un degré à l’autre, paraît plus vraisemblable.

Autre incongruité du système, le justiciable qui a la malchance d’être déféré devant le tribunal criminel pour un simple délit, pour cause de connexité avec un crime (on dit que ce tribunal a plénitude de juridiction), perd ipso facto et ipso jure son droit d’appel. De tels dysfonctionnements, qui violent cet autre principe constitutionnel qu’est l’égalité des citoyens devant la loi, sont incontestablement incompatibles avec l’administration d’une bonne justice.

Il y a bien le pourvoi en cassation contre le jugement du tribunal criminel, mais, outre que ce recours est commun à toutes les décisions rendues en dernier ressort, la Cour suprême n’est ni un deuxième degré de juridiction (contre les jugements criminels), ni un troisième (contre les arrêts rendus par les chambres pénales).

Juge du droit, à l’exclusion du fait laissé à l’appréciation souveraine des juridictions inférieures, la Cour suprême juge les jugements et non les justiciables. En d’autres termes, un mal-jugé échappe à sa censure si les règles adéquates ont été respectées par les juges qui ont mal jugé.

L’observation vaut davantage pour les jugements criminels, car, ultime singularité anticonstitutionnelle, ils ne sont pas motivés. Et pour cause : faute de maîtriser le droit, en particulier les éléments constitutifs de l’infraction examinée, les jurés sont invités par la loi à se faire une « intime conviction » dont, par définition, ils n’ont pas à rendre compte, même devant la Cour suprême.

Dans ces conditions, les partisans du renforcement du jury populaire et ceux qui militent pour sa suppression sont d’accord sur un point : l’établissement de l’appel en matière criminelle relève de l’urgence et de la nécessité. C’est dire que le moment est venu, pour les pouvoirs publics, de prendre ce problème à bras-le-corps et de dégager les solutions qui s’imposent.

Il y va de l’administration d’une justice… juste.

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