Mandela par lui-même
Les Éditions de La Martinière publient ce jeudi 14 octobre un document exceptionnel, préfacé par Barack Obama. Des lettres de prison et des notes inédites de Nelson Mandela, qui parle de lui-même, des siens, de ses combats, ses doutes, ses rêves… Un homme au cœur brisé qui sera resté fidèle à ses engagements.
Après tout ce qui a été écrit sur lui depuis des décennies, on croyait tout savoir sur Nelson Rolihlahla Mandela, l’un des hommes les plus prestigieux de notre époque. En réalité, il ne s’agissait que de quelques pans de sa vie héroïque, révélés dans des biographies non autorisées, à l’exception d’une seule, des interviews, des discours… Il s’agissait surtout d’un Mandela vu de l’extérieur. Dans Conversations avec moi-même, livre dont la parution mondiale est prévue ce 14 octobre, le premier président noir de l’Afrique du Sud parle de lui-même, des siens, de ses combats, ses épreuves, ses doutes, ses angoisses, ses rêves…
Projet du Centre pour la mémoire et le dialogue, qui fait partie de la Fondation Nelson Mandela, ce livre a une histoire. Elle remonte à 2004, année où Verne Harris, directeur du programme de mémoire au Centre Nelson Mandela, juge utile de réunir toutes les archives concernant Madiba. Ce dernier, de 2004 à 2009, donne l’essentiel de ses documents personnels. Dès 2005, des archivistes commencent un travail de tri. Au vu du matériau rassemblé, Harris décide d’en faire un livre. Une équipe chargée d’une première sélection d’extraits et de passages est constituée.
Conversations avec moi-même puise à quatre sources. En premier lieu, les lettres de prison recopiées dans deux cahiers d’exercices cartonnés et rédigées entre 1969 et 1971. Volés dans sa cellule du bagne de Robben Island en 1971, les deux cahiers lui furent restitués par un policier en… 2004 ! Ensuite, il y a des enregistrements d’entretiens entre Mandela et le journaliste américain Richard Stengel, à la base du livre Un long chemin vers la liberté, et avec le journaliste britannique Anthony Sampson, auteur de la biographie autorisée de Madiba. À quoi s’ajoutent des conversations entre Mandela et Ahmed Kathrada, camarade de lutte et d’infortune. Les carnets rédigés lors de sa clandestinité, en 1962, constituent la troisième source. Enfin, quatrième source, des extraits de son autobiographie, commencée en 1998 et qui, sans doute, ne sera jamais achevée.
Dans ce livre, on retrouve un Mandela constant dans son refus de la domination blanche et préconisant une société non raciale, où seules les idées comptent. S’il est adepte de la non-violence, il se dit plus proche de Nehru que de… Gandhi ! Quand il évoque les autres, amis ou adversaires, il s’interdit toute inconvenance. On découvre un Mandela au cœur brisé, qui se demande, en prison, « si le combat qu’on mène pour les autres justifie qu’on néglige sa propre famille ». Lui qui ne voit pas grandir ses enfants, qui perd un garçon de 24 ans et ne peut assister aux obsèques. Lui qui ne peut enterrer sa mère. Lui le mari dont la femme vit un véritable calvaire.
L’autre Mandela est amateur de Shakespeare, de tragédies grecques, de littérature africaine, de Tolstoï… Il est sensible au point de culpabiliser d’avoir écrasé un serpent sous les roues de sa voiture. Au cours de sa tournée africaine de 1962, se trouvant en Égypte, où il visite les pyramides, Mandela a cette réflexion, qui rappelle celle de Cheikh Anta Diop : « Rassembler des preuves scientifiques afin de battre en brèche les propagandes des Blancs, eux qui prétendent que la civilisation est née en Europe et que les Africains n’ont pas une histoire riche et comparable à la leur. »
Madiba révèle comment, après sa libération, ses amis de l’ANC l’ont poussé, contre sa volonté, à briguer la magistrature suprême. S’il finit par accepter, il jure qu’il ne briguera pas un second mandat. Le livre est plein d’anecdotes sur sa période présidentielle : les rencontres avec François Mitterrand, Margaret Thatcher, Jean-Paul II, Bush père, Chissano, des Esquimaux au Canada, son premier passage à l’ONU… Et aussi sur son engagement personnel, en 2000, dans la résolution du conflit burundais qui le pousse à reprocher aux uns et aux autres leur incapacité à se mettre d’accord sur l’essentiel, les incessantes dissensions internes, le fait de donner l’impression que rien n’est important et l’ignorance de l’art du compromis.
En refermant le livre, le lecteur ne saura rien sur les raisons du divorce avec Winnie. Mais il retiendra l’image d’un Mandela fidèle à ses racines et à ses engagements, ouvert sur le monde. Et qui dit : « L’un des problèmes qui m’inquiétait profondément en prison concernait la fausse image que j’avais sans le vouloir projetée dans le monde ; on me considérait comme un saint. Je ne l’ai jamais été, même si l’on se réfère à la définition terre à terre selon laquelle un saint est un pécheur qui essaie de s’améliorer. » Extraits.
À propos de l’empereur Haïlé Sélassié
« Quand je l’ai revu [en 1962, NDLR], nous assistions à une parade militaire, et ça, c’était très impressionnant [Il siffle.], absolument impressionnant. Et il distribuait des récompenses aux soldats ; tous ceux qu’il décorait recevaient un certificat… Une très belle cérémonie – un homme très digne – et il m’a aussi donné des médailles. Il y avait des conseillers militaires américains et des groupes de conseillers militaires d’autres pays. Il leur a également distribué des médailles. Mais voir des Blancs s’approcher d’un empereur noir et s’incliner devant lui était aussi très intéressant. »
La leçon algérienne, 1962
« [Dr Mostefai] nous a raconté l’histoire de la révolution algérienne. Les problèmes qu’ils avaient. Comment ils ont commencé. Au départ, ils pensaient qu’ils pourraient battre les Français sur le champ de bataille, en s’inspirant de ce qui s’était passé au Vietnam. […] Ensuite, ils ont compris que ça n’arriverait pas. Qu’il fallait mener une guérilla. Et même leurs uniformes ont changé, parce qu’à cette époque l’armée devrait toujours être en mouvement, attaquer [ou] se déplacer sans cesse. Ils avaient des sortes de pantalons étroits en bas, et des chaussures légères. C’était extrêmement fascinant, la façon dont ils ont obligé l’armée française à les suivre constamment.
Ils attaquaient par la Tunisie, ils lançaient une offensive de ce côté. Les Français, pour y répondre, déplaçaient leur armée de l’ouest, depuis la frontière marocaine, parce que les Algériens attaquaient des deux côtés, depuis la Tunisie et le Maroc. Même s’ils avaient des unités qui combattaient à l’intérieur du territoire, le gros des troupes opérait à partir de ces deux pays… Alors ils lançaient une offensive depuis la Tunisie, ils entraient loin en Algérie, et les Français déplaçaient leur armée cantonnée à l’ouest, près des frontières marocaines, afin de contrer cette offensive. Et quand l’armée était partie, l’offensive repartait depuis le Maroc, tu comprends ? Les Français redéployaient leurs forces vers le Maroc, et ils continuaient à les faire bouger tout le temps de cette façon.
Vraiment, tous ces hommes étaient très intéressants, absolument fascinants. […] Les attaques spectaculaires menées avec succès par les révolutionnaires ont permis aux Algériens de retrouver leur dignité. En Algérie, ils ont établi des commandos de zone, avec des fonctions spécialisées. Leur activité n’entraîne aucun avantage économique, mais elle est extrêmement utile pour regonfler le moral de la population. Cependant, des actions de ce genre n’ont pas le droit à l’échec. Les opérations commandos consistent, par exemple, en attaques à visage découvert sur des soldats français en ville, ou à poser des bombes dans des cinémas.
Il ne faut pas non plus prendre pour argent comptant la déclaration d’une recrue potentielle se disant prête à se battre. Il faut la mettre à l’épreuve. Dans un village, 200 personnes se sont déclarées prêtes à rejoindre le FLN. On leur a alors expliqué que, le lendemain, l’ennemi allait lancer une attaque. Puis on a demandé des volontaires. Seuls trois hommes ont levé la main. Une autre fois, on a demandé à des nouvelles recrues de marcher de nuit jusqu’à un endroit où on leur remettrait des armes. Ils arrivèrent à minuit et on leur raconta que l’homme qui avait promis de livrer les armes n’était pas arrivé, après quoi on leur conseilla de revenir le lendemain. Ceux qui se plaignirent montrèrent qu’on ne pourrait se fier à eux dans des conditions difficiles. »
Sur la perspective de la peine de mort, 1964
« Nous en avons discuté, comme je l’ai dit, et nous avons conclu qu’il ne fallait pas seulement y réfléchir en fonction de nous, qui nous trouvions dans cette situation, mais en fonction de la lutte au niveau global. Nous étions résolus à disparaître dans un nuage de gloire pour poursuivre la lutte. C’était le meilleur service à rendre à notre organisation et à notre peuple. Bien sûr, quand on se retrouve seul dans sa cellule, on pense à soi, au fait qu’il est probable qu’on ne vive pas. C’est humain, mais sur le plan collectif, nous avions pris cette décision et cela nous rendait heureux, tout de même, de rendre ce dernier service à notre peuple et à notre organisation. »
Lors de sa tournée africaine, après son élection en 1994
« Dans un autre pays – je ne le mentionnerai pas parce que les gens peuvent être très susceptibles en Afrique –, dans un autre pays, nous avions l’impression, quand nous étions en prison et après en être sortis, qu’il s’agissait d’une démocratie, parce qu’il y avait des élections. C’est ce que nous croyions. Je suis reçu là-bas, on me traite comme un chef d’État, etc., et le soir, au banquet, je félicite le président d’avoir installé la démocratie dans le pays et d’avoir laissé la possibilité au peuple de déterminer qui doit gouverner. Mais pendant que je parle, je vois des gens sourire ironiquement [Rires.], donc je demande à un des nôtres, « Quelle est la situation ici ? » Il me dit, « Eh bien, vous avez prononcé de belles paroles, mais savez-vous combien il y a de gens en prison ici pour la seule raison qu’ils s’opposent au gouvernement par des moyens pacifiques ? Ils veulent se mesurer aux dirigeants actuels dans des élections, mais comme le gouvernement a peur d’eux, il les a mis en prison. » [Rires.] Très dur… Maintenant, quand je vais dans un pays, je me sens tenu de lire d’abord un résumé de la situation locale, de connaître le cadre général du système politique et les problèmes qui existent.
Lettre de prison à Winnie Mandela, 6 novembre 1970
« Tu avais bien meilleure mine que je ne m’y attendais, mais par rapport à ce que tu étais la dernière fois que nous nous sommes vus, en décembre 1968… L’effet cumulé des mille et une contraintes que tu as subies est clairement visible. En regagnant ma cellule après notre entrevue, j’étais préoccupé. Je craignais, maintenant que tu dois vivre seule douze heures chaque nuit, que la solitude et l’angoisse n’empirent ta condition. Cette crainte continue de me hanter.
Par hasard, en descendant au parloir le 7 novembre, j’ai pu voir le bateau par lequel tu arrivais entrer gracieusement au port dans un nuage de vapeur. Il était très beau avec ses couleurs vives. Même à cette distance, il semblait l’ami des prisonniers, et à mesure qu’il approchait, j’ai senti une certaine tension m’envahir. Tu sais bien pourquoi ! J’ai pu également le voir repartir vers le continent. Même s’il conservait tout son éclat, la beauté que j’y voyais quelques heures auparavant n’était plus là. Je le trouvais à présent grotesque et inamical. Alors qu’il s’éloignait lentement en t’emportant à son bord, je me suis senti seul au monde. Les livres qui emplissent ma cellule, qui m’ont tenu compagnie pendant toutes ces années, semblent muets, dénués de réponse. Ai-je vu mon amour pour la dernière fois ? Telle était la question lancinante qui ne cessait de me hanter. »
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