Bili Bidjocka, une expérience poétique
Ce plasticien d’origine camerounaise crée des « instants de poésie ». Sa dernière expo racontait ainsi l’improbable rencontre entre Saint Louis et Soundiata Keïta…
Bili Bidjocka peint des instants de poésie. Sans toile, ni pinceaux, ni peinture. Un paradoxe qu’explique sans doute le malentendu fondamental qui oppose l’artiste camerounais à une vieille institution française : le musée du Louvre. Enfoncé dans un fauteuil club élimé, chapeau de feutre vissé sur le crâne et clope au bec, l’homme peut disserter pendant des heures sur son rapport – complexe – à la peinture. « En tant qu’artiste, je suis né à Paris dans les années 1990. J’ai fait les Beaux-Arts, mais je ne parvenais pas à peindre les corps. Je n’arrivais pas à me projeter dans l’espace de la peinture telle qu’elle est représentée au Louvre », dit-il. Pour en savoir plus, il faut patienter : Bidjocka apprécie que la conversation s’enroule et se dissolve, à l’image de la fumée de sa cigarette qui monte en spirale vers le haut plafond de son atelier des Frigos, lieu de création parisien. Mais après quelques chemins de traverse et passages du coq à l’âne, les mots justes sont lâchés, sans drame ni affect : « Au Louvre, il manque le Noir et le féminin. » Quiconque a arpenté les salles du vieux musée le sait, les femmes peintres y sont rares et les artistes africains introuvables. « Absence du Noir, absence de la femme, pour moi le manque est le même. C’est ainsi que j’ai découvert que je pouvais avoir un langage semblable à celui de Louise Bourgeois, qui travaillait autour du fil, de l’araignée… J’ai décidé de faire des œuvres femelles. Une sculpture ne s’érige plus, on peut la suspendre, ça modifie considérablement les choses ! »
La robe suspendue, flottant dans le vide comme pour dire l’absence du corps – ou sa présence possible –, est ainsi une figure essentielle du travail de Bidjocka. Dans le cadre apaisé de l’abbaye de Maubuisson (Val-d’Oise), le Camerounais a suspendu treize robes démesurées dans l’ombre de l’ancienne grange, pour son exposition « Fictions #3 », en août dernier. Éclairées de l’intérieur, elles rappellent les robes cisterciennes mais ont été fabriquées au Mali et portent des signes qui semblent renvoyer à l’alphabet arabe… « J’essaie de créer les conditions d’une expérience poétique », soutient Bidjocka. Son imaginaire n’a pas de limites : l’exposition entraîne le spectateur au cœur d’une légende improbable, la rencontre entre le roi de France Saint Louis (1214-1270) et l’empereur du Mali Soundiata Keïta (1190-1255). « Pour l’abbaye de Maubuisson, Bili me paraissait l’artiste idéal parce qu’il a un pied dans toutes les cultures. Il a très rapidement compris le passé du lieu, étant familier de l’histoire de France, de celles de Saint Louis et de Blanche de Castille », confie son ami et commissaire d’exposition d’origine camerounaise Simon Njami.
Pour comprendre cette quête de l’instant magique qui guide l’artiste, sans doute faut-il remonter à l’enfance, à cette époque où, entre 7 et 12 ans (1969-1974), il vivait au Cameroun. Inutile d’attendre des réponses claires ; dès qu’il s’agit de précisions terre à terre, Bili Bidjocka s’abrite derrière une mémoire défaillante. Pourtant, c’est avec un certain luxe de détails qu’il raconte son éveil artistique. « Mes parents étaient catholiques, et je me souviens qu’on allait à la cathédrale de Douala pour la messe de 10 heures. Il y a un moment, pendant le rituel, où le curé prend une grande hostie et la lève vers le ciel. À cette heure, le soleil entrait à travers les vitraux et venait frapper l’hostie. J’avais l’impression de voir l’esprit de Dieu se manifester. J’essaie aujourd’hui de construire ce genre de moment. » Se prendrait-il pour Dieu ? Plus modeste, il se voit plutôt dans la peau de l’architecte ayant conçu la cathédrale.
Si Bidjocka a connu la révélation artistique au début des années 1970, alors qu’il n’était qu’un gamin de Douala, fils de fonctionnaire international, il ne s’est tourné vers la création que bien plus tard. Il y a d’abord eu la danse et la musique, à l’adolescence, peu après son arrivée en France à 12 ans. « J’ai dansé pendant longtemps. Je n’étais pas très bon et, surtout, j’étais mal à l’aise par rapport au fait de m’exposer. » La scolarité est chaotique – « J’ai commencé à découvrir ma vie », confie-t-il. Il trouve parfois refuge dans une pratique instinctive : à Saint-Maurice, en banlieue parisienne, il réalise des collages à base d’ardoises récupérées. « Ça me faisait du bien », avoue-t-il simplement. La peinture, il la rencontre par l’entremise de l’artiste suisse Verena Merz, avec qui il danse. Il se rend souvent dans son atelier et commence à fréquenter les Beaux-Arts de Paris. Le plasticien Jean-Pierre Pincemin, à qui il montre ses collages, le pousse à s’accaparer les monceaux de culture qu’offre Paris. « Une claque. Tout s’est mis en place. Je me suis remis à mes chères études avec acharnement. » Il passera trois mois dans l’atelier de l’artiste belge Pierre Alechinsky, avant de se faire virer parce qu’il ne veut pas
dessiner. « Je m’y croyais. J’avais tort, c’était une posture. J’étais trop dans l’enthousiasme. J’avais besoin de faire ce travail de dessin. » Aux Beaux-Arts, il se contentera pourtant de suivre les cours théoriques.
Installé aux Frigos dès 1985, Bili Bidjocka fréquente un monde d’artistes et vit de petits boulots – notamment de chantiers. « Le chantier est un moment de méditation. Enduire un mur et le peindre, c’est une expérience à vivre. » Le coup de chance, c’est une nouvelle rencontre, celle de la commissaire d’exposition Katerina Koskina, qui cherche des artistes africains pour une expo à Delphes (Grèce). « Je ne peux pas t’aider, je n’en connais pas », lui répond Bidjocka. Résultat : il est balancé dans la cour des grands, exposé au côté de grands maîtres de l’époque, dont le pape du pop art, Andy Warhol. « C’était la première fois que la problématique de l’art africain se posait pour moi. À mon époque, l’Afrique dans l’histoire de l’art, c’est à peine un paragraphe dans les livres, ça n’existe pas. C’est quelque chose que je découvrirai plus tard dans la Revue noire. »
Bidjocka, qui cherche « la grâce », s’éloigne de l’art traditionnel pour lui préférer des installations où les spectateurs peuvent entrer. Guidé par une phrase du peintre Édouard Manet (« La peinture, c’est l’espace qu’il y a entre le modèle et le peintre »), il affirme : « Je considère que je suis peintre en explorant l’espace entre la peinture et moi. » Une position difficile à tenir sur le plan économique. Pour Simon Njami, « Bidjocka va vers l’épure et l’absence. […] Le rythme du marché international dans lequel il faut toujours être présent ne lui convient pas. On ne peut pas mettre ses oeuvres dans un salon. Mais quelques collectionneurs comme, en Afrique, la fondation Dokolo, soutiennent son travail ». Marchand de rêves payé en monnaie de songes, Bili Bidjocka restera un mystère. À moins que Njami ne détienne la clé : « Il se définit lui-même comme noble bassa du Cameroun, et aime à ajouter que ce peuple est composé d’aristocrates anarchistes. »
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