Abdou Filali-Ansary : « Il faut remplacer ‘islamistes’ par ‘démocrates musulmans' »
Philosophe et islamologue marocain, auteur de « Réformer l’islam : une introduction aux débats contemporains » (La Découverte, 2003), Abdou Filali-Ansary estime que le Maghreb ne s’intéresse pas suffisamment à la Turquie.
Maghreb : le modèle turc
JEUNE AFRIQUE : La Turquie actuelle ressemble à un laboratoire de la modernité politique musulmane. Est-elle en train d’administrer la preuve que l’islamisme est soluble dans la démocratie et dans la laïcité ?
ABDOU FILALI-ANSARY : Oui, à condition de remplacer le terme « islamistes », assez inapproprié, par « démocrates musulmans ». Ce à quoi on assiste, c’est à l’émergence, tant sur le plan politique que sur le plan économique, d’une classe moyenne conservatrice affirmant son identité musulmane, mais en même temps profondément attachée aux valeurs de la modernité, entreprenante et opposée au fondamentalisme. Ce mouvement plonge ses racines en Anatolie, dans la Turquie profonde. Cette articulation entre le politique et l’économique est à la fois passionnante et, pour l’instant, spécifique à la Turquie. On a le sentiment d’être en présence d’une variante musulmane du processus décrit par le sociologue allemand Max Weber dans L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, processus qui a débouché sur la sécularisation des sociétés européennes et sur l’essor économique de l’Occident.
La laïcité, imposée de manière brutale et violente par Atatürk, a donc rendu possible la démocratisation ?
Oui. Qu’on le veuille ou non, les dirigeants de l’AKP sont aussi des enfants et des héritiers du kémalisme. Car ils défendent une vision de la religion qui s’inscrit dans les limites de la laïcité, et ils adhèrent pleinement à la modernité, au lieu de la combattre comme le font les fondamentalistes islamistes des pays arabes.
Y a-t-il des leçons à tirer, au Maghreb, de cette expérience turque ?
Il y en aurait énormément. Malheureusement, je n’ai pas le sentiment que les Maghrébins et les Arabes en général lui portent vraiment toute l’attention qu’elle mérite, au-delà des développements de l’actualité immédiate. Car nous connaissons mal l’histoire moderne de ce pays, l’histoire du réformisme turc, qui débute en 1839, avec le lancement des grandes réformes administratives, les Tanzimat, qui constituent l’authentique point de départ de la sécularisation. À cette méconnaissance s’ajoute un prisme simplificateur qui consiste à opposer laïcité et islamisme. Nous avons du mal à saisir les nuances du réel, à penser des situations intermédiaires, non manichéennes. Enfin, nos médias, qui rendent compte correctement des péripéties de la vie politique, passent pratiquement sous silence les très riches débats intellectuels qui traversent la société turque. On note la même déficience s’agissant d’un autre grand pays musulman non arabe en mutation, l’Iran. C’est dommage…
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