Le modèle turc

Puissance économique émergente, laboratoire de la modernité politique musulmane, acteur diplomatique incontournable au Moyen-Orient, Ankara suscite un engouement sans précédent au Maghreb.

Ankara suscite l’engouement au Maghreb. © Sipa

Ankara suscite l’engouement au Maghreb. © Sipa

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 13 octobre 2010 Lecture : 6 minutes.

Maghreb : le modèle turc
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Maghreb : le modèle turc

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Fini la brouille, oublié les malentendus, voici venu le temps de la nouvelle amitié ! Les relations turco-arabes connaissent un spectaculaire réchauffement. Ankara, sous la houlette du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a multiplié les gestes en direction des Arabes, qui, de leur côté, se réjouissent du nouveau tropisme oriental de la diplomatie turque.

Turcs et Arabes reviennent de loin. Ils se sont tourné le dos et ignorés mutuellement pendant des décennies. Pour dire les choses trivialement, le monde arabe regardait son nombril, et la Turquie scrutait celui de l’Europe, qu’elle situait quelque part entre Berlin, Bruxelles et Paris…

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Les choses ont commencé à changer en 2002, après l’accession au pouvoir à Ankara des « islamistes » de l’AKP, le Parti de la justice et du développement de Recep Tayyip Erdogan.

Croissance de dragon

Les changements à l’œuvre dans « la nouvelle Turquie » éveillent la curiosité des Maghrébins, et tout particulièrement celle des Tunisiens et des Algériens, qui, contrairement à leurs frères du Machrek, ont conservé un souvenir empreint d’une certaine nostalgie de la période ottomane…

La belle réussite économique turque va d’abord interpeller les milieux d’affaires maghrébins. Avant d’être sévèrement affectée par la crise mondiale – son PIB s’est contracté de 4,7 % en 2009 –, la Turquie a affiché, pendant une demi-douzaine d’années, une croissance digne d’un dragon asiatique, de l’ordre de 7 % par an. Elle devrait rééditer cette performance en 2010.

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Le pays, dont la production industrielle surpasse celle de l’ensemble des États arabes réunis, récolte les fruits de la libéralisation économique et de l’assainissement de son secteur financier. Les patronats tunisien, algérien et marocain multiplient les voyages en Turquie pour méditer sur le modèle et jeter les bases de nouveaux partenariats avec leurs dynamiques homologues de la Tüsiad. Pari gagnant ! Alger est aujourd’hui devenu le premier partenaire africain d’Ankara, avec des échanges commerciaux supérieurs à 3,5 milliards de dollars. Concernant la Tunisie, ce volume, qui a augmenté de 65 % en 2008, dépasse le milliard de dollars. C’est d’ailleurs TAV, une entreprise turque, qui a réalisé l’aéroport Zine-el-Abidine-Ben-Ali d’Enfidha, avec à la clé un investissement de 500 millions de dollars.

Avec le Maroc, en revanche, les échanges, de l’ordre de 600 millions de dollars annuels, sont plus modestes et orientés à la baisse.

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La société civile et l’intelligentsia maghrébine, d’abord ­sceptiques, puis intriguées, sont quant à elles tombées sous le charme du tandem islamo-conservateur formé par Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül. Les réformes politiques mises en œuvre depuis 2002, qui ont abouti à la démocratisation du pays et à une véritable reconquête des institutions par les civils, sont observées et disséquées avec intérêt au Maghreb. L’expérience turque tord le cou à presque toutes les idées reçues qui ont cours dans la région. Elle montre que l’inclusion de l’islam politique peut se révéler être un choix politiquement judicieux et que tous les islamistes, ou supposés tels, ne sont pas forcément des illuminés. Que leur arrivée au pouvoir n’est pas forcément synonyme de remise en question des libertés individuelles. Que « l’islamisme » peut être soluble dans la démocratie. Que la laïcité peut avoir cours dans un pays musulman.

Progrès économique et social : le match

(SOURCE : SAVE THE CHILDREN)

Erdogan, Nobel du monde arabe

Tunisiens, Algériens et Marocains ont bien conscience que le modèle turc est difficile à transposer, car la laïcité et le pluralisme sont inégalement appliqués au Maghreb. Quoi qu’il en soit, l’étonnante expérience de la modernité politique turque s’est invitée au cœur de leurs débats intellectuels et alimente les réflexions. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans susciter quelque agacement du côté des pouvoirs, gardiens sourcilleux de l’ordre établi…

L’activisme déployé depuis 2005 par la diplomatie d’Ankara sur la scène moyenne-orientale a achevé de transformer la perception de la Turquie dans l’opinion arabe et maghrébine. Erdogan, il est vrai, bénéficiait déjà d’un préjugé favorable. Le parlement avait tenu tête à George W. Bush en s’opposant fermement au passage des troupes américaines sur le territoire turc au début de la guerre d’Irak, en 2003. Les contacts entretenus avec le Hamas et la normalisation avec la Syrie avaient également été portés à son crédit. Mais c’est son coup d’éclat de Davos, en janvier 2009, qui a définitivement fait basculer le Premier ministre turc dans la catégorie des « héros ». Outré par le fait que les organisateurs ne l’aient pas laissé répondre au président israélien, Erdogan, qui participait à une table ronde en compagnie de Shimon Pérès, s’était emparé du micro pour dire son indignation avant de quitter la salle. L’épisode du drame de la flottille turque acheminant du matériel humanitaire à Gaza, attaquée en mer par des commandos de Tsahal, en mai dernier, a encore ajouté au prestige du Premier ministre turc. Signe de l’extraordinaire faveur dont il jouit désormais dans le monde arabe, il s’est vu décerner, le 8 mars dernier, à Riyad, le prix du Roi-Fayçal, une distinction considérée comme le Nobel du monde arabe.

Coup de poignard dans le dos

Même si l’heure est à la célébration des retrouvailles, Arabes et Turcs reviennent de loin. De très loin. Leurs destins ont commencé à diverger au cours de la première moitié du XIXe siècle, lorsque l’Égypte, puis la Régence de Tunis se sont affranchies d’une domination ottomane plus théorique que réelle. La conquête de l’Algérie par la France, en 1830, celle de la Tripolitaine par l’Italie, en 1911, ont privé les sultans de leurs dernières possessions en Méditerranée occidentale. La Sublime Porte (surnom de la Turquie), instruite par ses mésaventures africaines, décide alors de sanctuariser le cœur oriental de son empire et renforce sa présence militaire et administrative en Palestine, en Syrie, en Irak et au Hedjaz, au grand dam de ses sujets arabes, travaillés par le nationalisme. Les tensions accumulées, attisées en sous-main par l’impérialisme franco-britannique, éclatent avec la révolte arabe de 1916, au beau milieu du premier conflit mondial. L’événement est vécu par les Turcs comme un coup de poignard dans le dos. Atatürk solde les comptes de la guerre en liquidant le califat, en 1924, et en rompant avec l’Orient et ces Arabes arriérés dont les mœurs, la langue et l’alphabet ont, à ses yeux, altéré et corrompu l’identité turque. Sa décision fait scandale dans le monde musulman, mais le fondateur de la Turquie moderne n’en a cure. La même année, il fait proclamer la laïcité de l’État, ce qui le discrédite définitivement aux yeux des Arabo-Musulmans…

L’adhésion d’Ankara à l’Otan, en 1952, creuse un peu plus le fossé entre la Turquie et le monde arabe. Au nom de la solidarité atlantique, la République turque refuse de condamner les agissements coloniaux de la France en Algérie, réprouve le non-alignement et continue de pratiquer une diplomatie accommodante en direction d’Israël. Jusqu’à la désintégration de l’ordre de Yalta, Ankara va cultiver sa singularité et ne plus se penser qu’en fonction de l’Occident.

Tropisme occidental

Déçue par la pusillanimité de ses dirigeants, l’opinion arabe et maghrébine rêve maintenant de voir la Turquie s’imposer comme le chef de file de l’islam sunnite et se ranger sans réserve aux côtés des Palestiniens. Un tel scénario a cependant bien peu de chances de se réaliser. En réalité, et même si le discours d’Erdogan sur Gaza est visiblement sincère, l’activisme de la Turquie relève d’abord du pragmatisme. La nouvelle doctrine diplomatique turque, théorisée par le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, vise à réconcilier Ankara avec son environnement régional, arabe, iranien et caucasien, dont il s’était coupé pendant des décennies. Mais, dans l’esprit des Turcs, ce réchauffement ne doit pas se faire au détriment des alliances traditionnelles. Les objectifs fondamentaux d’Ankara n’ont pas changé : l’adhésion à l’Union européenne et l’influence au sein de l’Alliance atlantique, dont la Turquie demeurera un pilier.

Enfin, dans leur écrasante majorité, les Turcs continuent d’ignorer tout ou presque du monde arabe. Et conservent, indépendamment de leurs affiliations idéologiques, un tropisme européen prononcé. La fascination n’est pas réciproque : le Maghreb et le monde arabe ont plus à apprendre de la Turquie que l’inverse…

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