Tant qu’il y aura des femmes
L’intellectuelle et poétesse libanaise Joumana Haddad publie « J’ai tué Schéhérazade ». Un essai dans lequel elle s’attaque à l’image négative et exotique des femmes arabes.
« Nous n’avons pas l’habitude de lire dans le monde arabe une poésie aussi nue que celle de Joumana Haddad », écrivait déjà sur elle Tahar Ben Jelloun. En effet, la question de la nudité, du corps et du plaisir n’est jamais très loin lorsqu’on parle de cette intellectuelle libanaise. Poétesse, elle évoque le désir féminin sans détour. Journaliste, elle a créé en 2008 la première revue érotique du monde arabe, Jasad.
Avec J’ai tué Schéhérazade, l’écrivaine se met encore plus à nu… Cet essai résonne comme un « J’accuse » au féminin et féministe. Elle n’aime pas ce terme et, très critique à l’égard du courant féministe en général, n’en revendique pas le contenu. « Mon prochain essai concerne d’ailleurs les hommes », glisse-t-elle. Il n’empêche, vouloir tuer Schéhérazade parce qu’elle est un « complot contre les femmes arabes en particulier et les femmes en général » n’est pas anodin.
"Bougez-vous !"
Tuer Schéhérazade, pour Joumana Haddad, c’est vouloir en finir avec l’exotisme orientaliste et les clichés. « Fuyons les catégories, explique-t-elle. J’aimerais que l’on retienne de ce livre qu’il n’existe pas une femme arabe, comme il n’existe pas une femme française ou italienne. C’est aussi un cri d’exhortation à mes sœurs : “Bougez-vous !” » On pourra bien sûr lui objecter qu’il n’est pas toujours facile de se libérer des traditions, des carcans familiaux et sociaux. Joumana Haddad le reconnaît, ne nie pas les difficultés. Son propos est de dire qu’une autre femme arabe existe. Et qu’il faut compter avec elle.
« L’idée du livre est née quand j’ai lancé Jasad. Les journalistes étrangers étaient tellement étonnés que j’aie réussi à monter ce projet controversé et transgressif ! J’ai réalisé qu’une grande part de clichés concernant les femmes persistent et arrivent même à convaincre les Arabes, qui s’y conforment… La femme arabe existe-t-elle ? À en croire ce que je lis ou entends, ce serait une femme opprimée, voilée, victime. Moi qui suis une prétendue femme arabe, je ne me reconnais pas dans cette définition. J’ai donc voulu aller au-delà de cette image stéréotypée, même si, bien sûr, elle existe. » Dans son essai, elle résume : « Il est grand temps que nous, les femmes du monde arabe, lancions un défi aux schémas établis de la religion. Et de la politique. Et de la sexualité. Et de l’écriture. Et de la vie. »
Polyglotte sans attache
Elle qui se réclame de Lilith, « la première femme indépendante », n’est pas tendre avec sa région natale. « J’ai des yeux, des oreilles et un cerveau. Dans ce cas, difficile d’être tendre avec le monde arabe. Les choses vont très mal, je le constate. » Dans son livre, elle relève qu’être arabe aujourd’hui c’est « maîtriser l’art de la schizophrénie », « suivre le groupe » et « faire face à une série illimitée d’impasses ». Elle évoque longuement l’instrumentalisation de la religion, pas seulement musulmane.
« Les méfaits du christianisme sont moins évidents, plus hypocrites. J’ai passé quatorze ans dans une école de bonnes sœurs. Leur credo : “Exécute puis proteste.” C’est une phrase atroce ! C’est ce que font les kamikazes… Avant de publier le livre, mon mari m’a demandé d’enlever le chapitre sur la religion. Pas question. Je m’attends à des attaques à mon retour au Liban, où l’on peut trouver le livre en français depuis peu. En matière d’attaques, je suis très équipée : après la création de Jasad, j’ai eu droit à tout… »
Joumana Haddad accompagne en ce moment son livre en Europe (il sort simultanément en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne, puis l’année prochaine en Espagne, en Italie, au Brésil et aux Pays-Bas). Polyglotte (elle parle sept langues), née à Beyrouth en 1970, elle écrit aussi bien en arabe qu’en italien, en anglais ou en français.
« C’est l’unique avantage d’avoir été élevée chez les bonnes sœurs : j’ai reçu une excellente éducation. J’ai appris l’anglais et le français à l’école, l’arménien par ma grand-mère, et l’italien parce que j’ai été éblouie à 16 ans par un poème de Cesare Pavese. Pour chaque livre, c’est l’idée qui m’impose la langue. Je m’abandonne… », s’amuse celle qui dit ne pas avoir d’attache géographique. « Je ne me sens pas libanaise, cette idée d’appartenance et de patriotisme m’exaspère. J’appartiens aux gens que j’aime et aux situations que je vis. Mes racines sont affectives, intellectuelles, et j’en découvre chaque jour de nouvelles. C’est un hasard d’être née libanaise et chrétienne. Mon mode de vie est nomade. Je n’ai qu’une seule ancre, et elle est tatouée sur ma cheville. »
Griffée au visage
Joumana Haddad est aussi journaliste littéraire (elle dirige les pages littéraires du quotidien An-Nahar) et coordonne l’International Prize for Arabic Fiction (le Booker Prize arabe) mais se présente d’abord comme poétesse, avec cinq recueils déjà publiés et traduits. « À 12 ans, on a lu en classe le poème Liberté d’Éluard. Ça m’a griffée au visage, ça a été comme un tremblement de terre. Quand je suis rentrée à la maison, j’ai écrit mon premier poème : Ma liberté.
La poésie m’avait trouvée. J’ai gardé la feuille avec ma calligraphie d’enfant… J’ai d’abord écrit de la poésie en français, car je voulais éviter la confrontation avec la langue arabe. Puis je me suis dit qu’il fallait livrer cette bataille. J’insiste toujours pour vivre ma vie avec ma chair nue, sans protection. L’écriture est une mise à nu totale. Quand j’écris, je me creuse à l’intérieur pour m’éplucher, me débarrasser de tous mes voiles… »
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