Bochra Belhaj Hmida : « Le droit des femmes ne doit pas sevir de défouloir populiste »

La militante féministe est optimiste, même si elle pointe quelques lacunes législatives. Bochra Belhaj Hmida s’inquiète surtout, dans les faits, de la régression des mentalités.

Bochra Belhaj Hmida est l’ex-président de l’Association tunisienne des femmes démocrates. © NICOLAS FAUQUÉ/WWW.IMAGESDETUNISIE.COM

Bochra Belhaj Hmida est l’ex-président de l’Association tunisienne des femmes démocrates. © NICOLAS FAUQUÉ/WWW.IMAGESDETUNISIE.COM

Fawzia Zouria

Publié le 5 octobre 2010 Lecture : 4 minutes.

Tunisie : où (en) sont les femmes ?
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Tunisie : où (en) sont les femmes ?

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JEUNE AFRIQUE : Que représente pour vous la promulgation du code du statut personnel (CSP) ?

BOCHRA BELHAJ HMIDA : Pour les femmes de ma génération, le CSP est venu annoncer l’émergence d’une famille nouvelle, mais également d’une nation unie autour de valeurs fondamentales telles que le droit et l’égalité. Il est la pièce maîtresse de l’édifice de la République tunisienne indépendante, de son identité et de sa « spécificité ». Grâce à lui, la Tunisie fait figure d’exception dans le monde arabe, car certains de nos acquis, comme l’abolition de la polygamie ou le droit à l’adoption, restent à ce jour exclusivement tunisiens.

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Quelles sont, du point de vue des militantes, les mesures législatives qui manquent encore au CSP ?

Ce sont, entre autres, la suppression de la circulaire de 1973 qui interdit la conclusion du mariage de la musulmane avec un non-musulman, la question de l’héritage – qui demeure le point noir du CSP – et la réforme du code de la nationalité, pour que soit accordé aux mères tunisiennes le droit de transmettre leur nationalité sans être obligées de passer par l’autorisation du mari. Reste aussi à promulguer une loi organique contre les violences basées sur le sexe, à supprimer la possibilité pour un violeur de se marier avec sa victime – ce qui, pour le moment, reste une condition et un moyen pour que les poursuites contre lui soient abandonnées. Enfin, une réforme du code pénal concernant la dépénalisation de l’homosexualité et de l’adultère.

Et sur le terrain, que manque-t-il encore ?

Si le taux des femmes parlementaires est le plus élevé de la région arabe et si la participation des Tunisiennes à la vie publique est importante, l’accès aux postes de décision reste faible. À preuve : seules 5 femmes sont présidentes de municipalité sur un ensemble de 264 communes ; sur un taux de 51 % de femmes dans le corps enseignant primaire, 1,9 % seulement sont directrices d’école ; une seule femme est présidente d’université, sur un total de 13 universités, et, sur 9 000 associations recensées dans le pays, seules 35 sont présidées par des femmes. Leur sous-représentation est tout aussi flagrante dans le milieu syndical, et le bureau exécutif de la centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), n’a jamais compté de femmes dans ses rangs.

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Certains pensent que la Tunisie a parfois édicté des lois trop en avance par rapport aux mentalités. Qu’en pensez-vous ?

Que certaines lois aient rencontré quelques résistances n’infirme pas le fait qu’elles soient venues répondre à un besoin effectif, dans la société, d’atténuer des inégalités réelles. Mais cela ne veut pas dire non plus que les mentalités sont en train d’évoluer d’une manière certaine et que les droits acquis sont irréversibles.

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De fait, notre pays vit une situation assez paradoxale : ces lois ne sont pas rejetées par la société, mais le discours social semble régresser et on a parfois l’impression que les droits des femmes servent d’instruments de défoulement ou de défouloir populiste.

Quelles sont les raisons de cette régression des mentalités ?

Les médias arabes et surtout les chaînes de télévision satellitaires ­largement regardées par les Tunisiens y participent, de même que la situation politique dans la région et, en particulier, l’injustice que vit le ­peuple palestinien tout autant que l’occupation de l’Irak, qui ont renforcé le repli identitaire et décrédibilisé l’Occident.

En plus de ces raisons externes, il existe des raisons internes, plus complexes, parmi lesquelles les campagnes de moralisation des espaces publics et de préservation des bonnes mœurs inaugurées en 1985 et les discours flous qui s’apparentent à une « justification » des acquis des femmes plutôt qu’à une « explication ». Ce qui donne aux hommes l’impression que la « junte » féminine est en train d’acquérir non pas certains de ses droits fondamentaux, mais des privilèges, et crée une animosité entre les deux sexes.

Est-il vrai qu’il y a un retour à certaines pratiques comme la polygamie ou le mariage ourfi – sans contrat, non enregistré –, pourtant interdits ?

Effectivement, j’ai vu ces dernières années des unions ourfi et des mariages polygames. On a vu des Tunisiens recourir au mufti pour obtenir une attestation concernant la « validité du mariage » ou la nécessité de rompre le lien conjugal. C’est, certes, un épiphénomène, mais ces questions méritent un débat social.

Les nouvelles générations sont-elles conscientes des risques de régression et de la nécessité de défendre leurs acquis ?

Les attitudes sont diverses, mais il y a des jeunes qui sont très attachés aux acquis de la Tunisie moderne et prêts à les défendre.

J’ai rencontré des jeunes femmes très inquiètes à ce sujet, mais qui ne trouvent pas de cadre réel pour agir et prendre en charge ce combat. Elles peuvent rejoindre des associations étatiques ou autonomes, mais y adhérer est un acte politique que peu de femmes veulent ou peuvent faire. Elles essaient donc de mener leur combat sur internet, mais c’est un combat souvent individuel et parfois non productif.

La Tunisie restera-t-elle un îlot féministe dans la marée des intégrismes ?

Je veux rester optimiste, d’abord parce que personne n’osera remettre en question un bon nombre de droits acquis, comme le droit au travail, à la libre circulation ou au divorce. Avec le rôle grandissant qu’elles jouent réellement dans les espaces privé et public, les femmes ne peuvent plus revenir en arrière.

Ensuite, la Tunisie n’est plus seule dans ce combat. La Moudawana marocaine est un appui de taille au CSP. D’autres pays arabes ont pris des mesures en faveur de l’égalité, et des mouvements féministes embryonnaires sont en train de travailler, souvent dans la discrétion et malgré les dangers qu’ils encourent.

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