Le Mali plongé au coeur du combat contre Aqmi

Après l’enlèvement des sept expatriés au Niger, le Mali s’est retrouvé, bien malgré lui, au cœur de l’offensive contre Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Retour sur une semaine qui secoué Bamako, en pleines festivités du cinquantenaire de l’indépendance.

Un soldat malien en patrouille dans une zone où se trouvent des rebelles. © Reuters

Un soldat malien en patrouille dans une zone où se trouvent des rebelles. © Reuters

Christophe Boisbouvier

Publié le 5 octobre 2010 Lecture : 10 minutes.

Parade militaire, bals populaires et feux d’artifice. Le faste qui a marqué, le 22 septembre, la célébration du cinquantenaire de l’indépendanc n’a pas suffi à faire illusion. Les Maliens étaient certes nombreux devant leur écran de télévision à regarder l’armée nationale parader à Bamako, mais ils n’avaient assurément pas le cœur à la fête. Depuis la mi-septembre, le pays est au centre de la bataille contre Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Car si c’est au Niger que sept employés des entreprises françaises Areva et Satom ont été enlevés, c’est au Mali qu’ils ont aussitôt été transférés. C’est au Mali, dans le triangle Tessalit-Kidal-Ansongo, que les salafistes ont établi leurs bases arrière. Et c’est sur le territoire malien que l’armée mauritanienne avait décidé de leur donner la chasse.

Le droit de poursuite que le chef de l’État, Amadou Toumani Touré (ATT), a accordé aux pays voisins n’est certes pas vécu comme une atteinte à la souveraineté nationale. Mais la crédibilité de l’armée, très occupée par les festivités du cinquantenaire, en a pris un coup. « Pendant que les nôtres paradent, écrit un blogueur désabusé, ce sont des soldats mauritaniens qui font le boulot. » Autre sujet de mécontentement : les victimes collatérales des opérations contre Aqmi, pour lesquelles le Premier ministre montre, de l’avis général, trop peu de compassion.

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Voilà qui ne risque pas d’arranger les affaires du gouvernement, par ailleurs accusé à Paris ou à Alger de laxisme face aux terroristes. Les détracteurs d’ATT évoquent même des complicités au sommet de l’État au nom d’intérêts liés au juteux trafic de drogue et à la contrebande. Bamako se défend en évoquant la complexité de la tâche, l’immensité de son territoire et le peu de moyens dont dispose son armée (environ 8 000 hommes).

Mais, alors qu’elle était jusque-là circonscrite au Mali, la bataille contre Aqmi prend enfin une vraie dimension régionale. Retour sur la chronologie et les enjeux d’une mobilisation sans précédent.

Le film des événements

Depuis l’enlèvement de sept expatriés à Arlit, dans le nord-ouest du Niger, dans la nuit du 15 au 16 septembre, les combattants d’Aqmi ne règnent plus en maîtres imperturbables sur la bande sahélo-saharienne. Avec l’aide de ses alliés dans la région – Mauritanie, Mali, Niger, Burkina –, la France décide alors d’harcèlemer militairement Aqmi. Objectif : localiser les ravisseurs et les otages, empêcher le regroupement de différentes factions et déstabiliser son dispositif, immense toile d’araignée accrochée au désert où alternent les caches d’armes et de vivres – dans le sable ou dans des grottes –, les points de halte pour la nuit, voire pour quelques jours – au creux des dunes –, et les sentinelles.

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Tout commence par un conseil restreint de défense et de sécurité, le 16 au soir, à l’Élysée, présidé par le chef de l’État français, Nicolas Sarkozy. Le lendemain, vers 16 heures, des affrontements à l’arme lourde éclatent à Raz-el-Ma, à 200 km à l’ouest de Tombouctou, au Mali. Ils opposent des militaires mauritaniens au groupe de Yahya Abou Hamame. Algérien, ce lieutenant d’Aqmi, proche de l’émir Abou Zeid, dispose de 150 combattants environ, dont certains ont fait le coup de feu en Afghanistan. C’est lui qui, en décembre 2009, a fait enlever un couple italo-burkinabè en Mauritanie, finalement libéré en avril dernier. Le face-à-face avec, de part et d’autre, une dizaine de pick-up équipés de lance-roquettes et de mitrailleuses durera jusqu’à minuit. Il reprendra brièvement le lendemain matin, vers 6 heures.

Moins de quarante-huit heures les séparent mais, officiellement, le rapt d’Arlit et les combats de Raz-el-Ma ne sont pas liés. Le 18 septembre, un communiqué du ministère mauritanien de la Défense explique que l’armée a voulu « anticiper les intentions criminelles » de terroristes qui se déplaçaient vers la frontière. D’autres sources développent la thèse de l’embuscade, dans laquelle serait tombée l’armée mauritanienne. Ces deux versions lèvent l’hypothèse d’une coordination entre la France et la Mauritanie et limitent ainsi les risques de représailles contre les otages français.

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La confiance entre le président mauritanien, Mohamed Ould Abdelaziz, et Nicolas Sarkozy laisse cependant penser que l’opération de Raz-el-Ma n’a pu se dérouler sans que Paris en ait été averti. En tout cas, elle sert l’objectif poursuivi par la France : l’endiguement, même partiel, d’Aqmi au Mali.

Mission accomplie ? Après une accalmie, de petits avions mauritaniens de type SIAI-Marchetti SF.260 ciblent des véhicules circulant dans les environs de Tombouctou, le 19 septembre. Quatre passagers, qui se révéleront être des civils, seront touchés, dont une femme qui mourra sur le coup et une fillette qui succombera à ses blessures à l’hôpital.

L’armée mauritanienne, qui n’a pas l’intention d’en rester là, annonce 8 morts dans ses rangs et 12 du côté d’Aqmi. Selon plusieurs sources maliennes, les pertes mauritaniennes seraient cependant plus importantes. Plusieurs corps auraient aussi été piégés à l’explosif (la méthode a été employée par Aqmi après avoir tué 11 soldats mauritaniens et leur guide, en septembre 2008).

Aqmi n’est pas seulement traqué dans la région de Tombouctou. Pendant qu’une de ses factions se bat contre l’armée mauritanienne, la France met son dispositif en place. Elle choisit Niamey pour base aérienne, et Ouagadougou pour base commando. Dans la capitale nigérienne, 80 militaires d’un détachement air sont déployés. Ils assurent le pilotage, l’entretien et la protection de trois avions de reconnaissance Breguet Atlantic dotés de radars, de caméras infrarouges et, surtout, de matériel de détection des signaux électromagnétiques (conversations par radio ou par téléphone satellitaire). Ces avions aux grandes oreilles survolent en permanence l’Adrar des Ifoghas, massif montagneux où se croisent les frontières algérienne, nigérienne et malienne. À Ouagadougou, des éléments hyperentraînés du Commandement des opérations spéciales (COS) sont sur le pied de guerre. Si des renseignements précis leur arrivent, ces forces spéciales françaises sont prêtes à frapper à tout moment pour libérer les otages.

Voir notre infographie "Une mobilisation régionale sans précédent"

Comment ATT gère le dossier AQMI

Pendant ce temps, à Bamako – et jusqu’au sommet de l’État, selon des familiers du pouvoir –, on se sent un peu désemparé. Car c’est à la présidence que tout se décide dès qu’il est question du septentrion malien. « Cela relève exclusivement de Koulouba », confirme-t-on dans les états-majors des partis politiques, en référence à la colline sur laquelle se trouve le palais présidentiel. La gestion du Nord-Mali semble d’ailleurs échapper aux autres institutions de la République. « Le Parlement et la classe politique ne sont nullement associés à la prise de décisions », déplore Ousmane Sy, secrétaire politique de l’Adema, première force politique du pays. « On n’a pas fini de payer une telle erreur. »

Parce qu’il est originaire de la région (né à Mopti, il a longtemps dirigé les troupes d’élite de l’armée malienne dans les trois régions du Nord), ATT est sans doute celui qui connaît le mieux ces questions. « Ma principale préoccupation est d’éviter l’effusion de sang », ne cesse-t-il de marteler pour justifier le fait qu’il privilégie le dialogue. « C’est mon passé de militaire qui me dicte d’éviter la logique de l’affrontement. »

Mais il serait faux de croire que le chef de l’État agit seul. Il écoute, consulte et reçoit, même si c’est en cercle restreint que les décisions sont prises. Qu’il s’agisse d’Aqmi, de la rébellion touarègue ou du narcotrafic, quatre hommes – tous militaires – ont son oreille : le général à la retraite Kafougouna Koné, aujourd’hui ministre de l’Administration territoriale ; le général de brigade Gabriel Poudiougou, chef d’état-major général des armées ; le colonel Mamy Coulibaly, patron de la sécurité d’État ; et, sans doute le plus important, le général Habib Sissoko, dit « Man », chef d’état-major particulier d’ATT. Ils constituent à eux cinq le véritable conseil de sécurité du Nord-Mali.

Pour la première fois, tous contre Al-Qaïda

« Un électrochoc ? Oui, on peut le dire comme ça. » À Paris, un diplomate de haut rang constate que les pays de la sous-région se mobilisent comme jamais ils ne l’avaient fait. « Ceux qui étaient déjà conscients du danger Al-Qaïda en ont davantage conscience [sous entendu : les Nigériens et les Mauritaniens, NDLR] et ceux qui n’en avaient pas encore bien conscience ouvrent enfin les yeux [sous entendu : les Maliens]. »

Dès le lendemain du rapt des sept expatriés, Nicolas Sarkozy et son homologue nigérien, Salou Djibo, se sont parlé au téléphone. C’est à ce moment qu’a été décidé l’envoi express à Niamey de trois Breguet Atlantic venus de la base française de Lann-Bihoué, en Bretagne. « Au Niger, l’accueil a été très chaleureux », confie un décideur français. Cet accueil aurait-il été plus réservé si Tandja était encore au pouvoir ? « Peut-être. »

Entre la France et la Mauritanie, la complicité est encore plus forte. « Le général Aziz est l’homme d’État de la région qui montre le plus de détermination », dit Paris. Depuis son arrivée au pouvoir, en août 2008, Mohamed Ould Abdelaziz accueille discrètement dans son pays des instructeurs de l’armée française, qui, non loin de la palmeraie d’Atar, entraînent des forces spéciales mauritaniennes – et une brigade nigérienne. Aujourd’hui, ce sont les mêmes forces spéciales qui combattent Aqmi dans la région de Tombouctou.

Pas un nuage non plus, apparemment du moins, entre la France et le Burkina Faso. Quand Paris a demandé l’autorisation de prépositionner des soldats commandos à Ouagadougou, Blaise Compaoré n’a fait « aucune difficulté ». Avec le Mali, les choses bougent. « Avant, il y avait chez les Maliens une forme de déni face au terrorisme. Là, ils prennent en compte la vraie dimension du problème », estime un haut fonctionnaire français, qui dément que Nicolas Sarkozy ait demandé à Amadou Toumani Touré le droit pour les avions français d’utiliser les pistes de Ménaka ou de Kidal (Nord-Est). Pas question d’exposer des avions français à une éventuelle attaque d’Aqmi sur un aéroport. Tout sauf le scénario des Vietcongs tirant sur les avions américains basés à Saigon, en 1968. Niamey, c’est sûr. Mais Kidal…

Reste la grande inconnue : l’Algérie. Abdelaziz Bouteflika ne voit pas d’un bon œil le déploiement de soldats de l’ancienne puissance coloniale au sud des frontières de son pays. Mais, devant la gravité de la situation, il ferme les yeux sur l’arrivée de militaires français à Niamey et Ouagadougou. Pourvu que ce soit provisoire, le temps d’essayer de libérer les otages. Les Algériens sont beaucoup plus circonspects sur la présence depuis un an d’instructeurs français en Mauritanie. Le 22 juillet, lors du raid franco-mauritanien sur le nord du Mali, ils ont froncé les sourcils. De bonne source, le 16 septembre, Nouakchott a souhaité que des militaires français participent aux opérations contre Aqmi dans le nord du Mali. Mais Alger a fait connaître sa désapprobation. Du coup, Paris – qui ne veut surtout pas froisser Alger dans cette affaire – se contenterait pour l’instant d’apporter un soutien logistique aux forces mauritaniennes.

Entre salafistes et nomades, le gentleman’s agreement

Le Sahel est grand, mais les points d’eau sont trop rares pour que Touaregs et salafistes puissent éviter de se croiser. Les premiers éprouvent traditionnellement peu de sympathie pour le discours des islamistes radicaux, et seuls une poignée d’entre eux – plutôt chauffeurs ou guides que combattants – accompagnent les djihadistes au quotidien. Mais les bases arrière d’Aqmi se situent dans les trois régions du nord du Mali où vivent les Touaregs – des régions sur lesquelles Bamako a depuis bien longtemps renoncé à sa souveraineté en échange de la paix.

À défaut d’idéaux, salafistes et Touaregs ont parfois des intérêts communs. En février 2007, des affrontements meurtriers avaient opposé des combattants d’Aqmi et des membres de la rébellion touarègue d’Ibrahim Ag Bahanga à Tin Zawatine, à la frontière entre le Mali et l’Algérie. Aqmi avait alors essuyé de lourdes pertes. Depuis, c’est la coexistence pacifique. Les salafistes évitent de s’en prendre aux bergers et aux caravanes qu’ils croisent. Il leur arrive de distribuer des vivres, de l’eau et du carburant, ou même de financer l’aménagement d’une guelta (point d’eau). Quant aux Touaregs qui font de la contrebande, ils paient un droit de passage à Aqmi quand ils traversent une de ses zones.

La nouveauté toutefois, c’est que certains mouvements touaregs participent aujourd’hui aux prises d’otages. Le 16 décembre 2008, deux jours après l’enlèvement des Canadiens Robert Fowler et Louis Gay près de Niamey, un rebelle touareg nigérien, Rhissa Ag Boula, a revendiqué l’opération sur le site du Front des forces de redressement (FFR), avant d’être contredit quelques heures plus tard par le président de ce mouvement. Scénario le plus probable : les deux otages ont été d’abord capturés par des Touaregs, puis « revendus » à Aqmi.

En janvier 2010, quand l’otage Pierre Camatte était aux mains d’Abou Zeid, il a croisé un Touareg de Ménaka, la ville du nord-est du Mali où le Français avait été enlevé. Preuve que les salafistes utilisent les renseignements de Touaregs pour s’emparer de leurs proies. Visiblement, le 16 septembre à Arlit, les terroristes d’Aqmi ont bénéficié aussi de complicités locales pour repérer les domiciles des expatriés. Les rescapés de ce raid – ceux qui ont été relâchés à 40 km de la cité minière – ont entendu plusieurs ravisseurs parler tamasheq, la langue de la communauté touarègue. Enfin et surtout, un Touareg malien fait partie désormais des émirs d’Aqmi. Son nom : Abdelkrim. Surnommé Taleb, cet ancien imam à Kidal règne sur un groupe de 60 hommes – touaregs eux aussi – et peut se targuer d’être l’un des rares émirs non algériens de l’organisation terroriste.

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