Les mille et un mythes de Salim Bachi

Après celui d’Ulysse, l’écrivain algérien Salim Bachi réinterprète le mythe de Sindbad le Marin. Dans une écriture poétique et incandescente qui tient en haleine jusqu’à la dernière ligne.

Salim Bachi avoue que partagé entre plusieurs pays, il ne reconnaît plus son “chez-moi”. © VINCENT FOURNIER/J.A.

Salim Bachi avoue que partagé entre plusieurs pays, il ne reconnaît plus son “chez-moi”. © VINCENT FOURNIER/J.A.

Publié le 24 septembre 2010 Lecture : 5 minutes.

« Sindbad était immortel : il renaissait à chaque génération et il s’incarnait dans un jeune homme à l’âme voyageuse, à la besace vide, aux yeux remplis de merveilles qui échouait toujours dans une ville étrangère aux mœurs incompréhensibles comme il avait échoué lui-même sur une plage où l’avait recueilli une jeune femme à la peau brûlante et salée. » Ce passage pourrait presque résumer le dernier livre de Salim Bachi. Il nous présente son personnage principal : un Sindbad des temps modernes qui, depuis Alger (appelée ici Carthago), voyage jusqu’en Irak, transitant par l’Italie et la Libye, Paris et Damas.

Un aventurier parti sur un radeau, comme un harraga, et qui se retrouvera à la villa Médicis, un Sindbad libertin allant de ville en ville et de femme en femme. Et posant sur le monde un regard désabusé. « J’ai voulu qu’il soit drôle et qu’il soit ce personnage guidé par la vie, la pulsion, la volonté de vivre, explique l’auteur. J’ai écrit l’impossibilité de se fixer quelque part, qui est pour moi la part la plus agréable chez les hommes. Malgré les épreuves, faire en sorte que la vie continue. Sindbad, c’est le désir. Le désir des voyages, le désir des femmes… »

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« Biznessman »

Un personnage attachant qui se décrit comme un « biznessman », un « homme neuf dans un pays neuf », et annonce : « Vivre, partir loin, aimer plus : voilà mon programme. » « Quand j’ai quitté l’Algérie dans les années 1990, ça a été plus ou moins mon programme aussi », concède en riant Salim Bachi, né en 1971 à Alger et qui a grandi à Annaba. Ses premiers livres, Le Chien d’Ulysse (2001) et La Kahéna (2003), questionnent directement son pays natal : il y évoque la décennie du terrorisme dans le premier et la guerre d’indépendance dans le second.

Tous deux sont très remarqués par la critique (Le Chien d’Ulysse reçoit le prix Goncourt du premier roman, le prix de la Vocation et la Bourse de la découverte de la Fondation Prince Pierre de Monaco, et La Kahéna, le prix Tropiques). « Je n’ai plus d’attaches familiales en Algérie. Mais j’ai encore avec le pays un rapport très charnel, mémoriel, car j’y ai passé mon enfance et mon adolescence. En revanche, je n’ai pas de nostalgie. Pour moi, l’Algérie n’est pas un pays mythique. J’y retourne via la littérature et mes livres y vont pour moi, même si la plupart restent introuvables. Tuez-les tous [dans lequel il se met dans la tête de l’un des terroristes du 11 Septembre, NDLR] et Le Silence de Mahomet [sur la vie du Prophète, NDLR] ont été censurés, mais je sais que les Algériens les ont quand même lus. Et avec ce que je dis de notre cher président dans mon dernier… »

Effectivement, le Sindbad de Bachi vit sous le régime de Chafouin Ier, qui part soigner une vilaine maladie au Val-de-Grâce… Toute ressemblance avec des personnages existants n’est pas fortuite ! « Je ne vais pas me censurer pour dire ce que je pense de l’Algérie. Nous sommes un peu les enfants de ces indépendances ratées dont on tire un constat amer aujourd’hui. »

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Ainsi, son Sindbad vit dans la casbah d’Alger, en déliquescence, « image exacte de la décrépitude » du pays. « L’époque présente ne veut rien retenir des précédentes : elle tâtonne dans la pénombre, bâtit avec des fragments obscurs une réalité obscure », écrit-il. Mais l’Algérie n’est pas la seule à être épinglée : le portrait du Golem italien (Berlusconi) est diablement bien troussé, et la France, quant à elle, « n’est plus rien, c’est pourquoi on la cherche partout… »

Sélectionné pour le Renaudot

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Au-delà des bons mots et des pointes d’humour, l’auteur évoque l’actualité avec une profondeur mêlée de fantaisie. La figure de Robinson, clandestin africain, apparaît tout au long des aventures, comme un fil rouge. « Je n’avais pas encore abordé l’immigration, un thème important. L’actualité est pleine du clandestin, de l’immigré, du type dont personne ne veut… Je me sens proche de ces personnes. Car c’est un peu mon histoire aussi : sans avoir l’exil malheureux, je vis entre plusieurs pays, plusieurs cultures. Je ne sais plus aujourd’hui où est mon “chez-moi” ! Robinson et Sindbad sont des personnages enjoués même s’ils vivent des choses très dures. Je voulais que les aventures de Sindbad soient le reflet de ce qu’est la vie, qu’il y ait de la joie, de la sensualité, de l’amour. Il ne faut pas prendre mes romans pour des livres tragiques. Enfin, pas si tragiques que ça… »

En effet, il y a de la joie et de l’amour. De la sensualité et du sexe. Salim Bachi a une écriture poétique et incandescente qui tient en haleine jusqu’à la dernière ligne. Et ce mélange de thèmes brûlants et de mythes fait mouche. « Après Ulysse, Sindbad était une façon de revenir à mes premières amours : la mythologie. Je suis tombé dedans quand j’étais petit ! J’adore L’Iliade et L’Odyssée, Les Mille et Une Nuits… Pour moi, l’écriture est de l’ordre de l’enfance. C’est une manière de faire vivre l’idée de ce qu’on a gardé de cette période. Le mythe représente à la fois l’enfance de l’écrivain et l’enfance de l’humanité. » Voilà pourquoi ses premiers romans se passaient à Cyrtha et celui-ci à Carthago. « Ça m’amuse et me fascine. Pourquoi Alger plutôt que Carthago, Constantine plutôt que Cyrtha ? Je me sens à l’aise dans des villes marquées géographiquement mais que le mythe permet justement de délocaliser. La littérature, c’est la forme même du voyage. »

Amours et aventures de Sinbad le Marin, de Salim Bachi, Gallimard, 270 pages, 17,90 euros.

Salim Bachi continue donc son voyage littéraire. Son roman est en lice pour le prix Renaudot, et c’est tout le mal qu’on lui souhaite. Lui qui a fait des études littéraires « pour pouvoir continuer à écrire » assure aujourd’hui qu’il faut être fou pour être écrivain. « Mieux vaut jouer au casino, c’est moins dangereux ! Mais je ne sais pas faire autre chose qu’écrire… C’est difficile de vivre d’un métier qui n’est pas reconnu comme tel et dans un monde qui perd peu à peu la culture de l’écrit. On est en train de changer de civilisation ! Je pense qu’il y aura toujours besoin d’histoires, car une humanité qui ne se raconte plus d’histoires est perdue. Mais sous quelle forme ? Aujourd’hui, les gens passent plus de temps sur internet qu’à lire un livre. Je ne suis pas aigri, c’est juste une constatation. L’écrit passera peut-être par autre chose, mais je n’ai pas une grande opinion d’internet ou du livre numérique. Je suis un vieux type qui aime bien les livres… Si j’avais le choix, j’arrêterais d’être écrivain. Si j’avais le choix, je serais marin. Un petit ­Sindbad. »

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