Coetzee post mortem

Dans le troisième volet de ses Mémoires, l’écrivain sud-africain s’imagine mort. Un universitaire anglais recueille alors les témoignages de personnes ayant compté dans sa vie. L’on retrouve un Coetzee solitaire et inapte aux relations humaines, qui signe là un texte puissant et original.

Le prix Nobel de littérature, en 2007. © Bert Nienhuis/AP/Sipa

Le prix Nobel de littérature, en 2007. © Bert Nienhuis/AP/Sipa

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Publié le 12 septembre 2010 Lecture : 6 minutes.

Au lit, J.M. Coetzee est un mauvais coup. Pour ceux que les performances érotiques d’un grand écrivain intéressent, mais aussi pour tous les autres, il est vivement conseillé de lire le nouvel opus du romancier sud-africain, L’Été de la vie (Summertime). Ils y découvriront cinq témoignages de personnes ayant connu Coetzee au début des années 1970, alors qu’il n’était pas encore l’auteur célébré d’aujourd’hui : une femme mariée, une mère d’élève, une cousine, un collègue universitaire, une maîtresse française. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les commentaires concernant ses prouesses sexuelles ne sont pas tendres…

« Dans sa manière de faire l’amour, je pense aujourd’hui qu’il y avait quelque chose de l’ordre de l’autisme », dit une ancienne amante. Pour sa cousine Margot, « s’il n’a pas de femme dans sa vie, est-ce que c’est parce qu’il ne ressent rien pour les femmes et que les femmes en retour, elle y compris, réagissent en n’éprouvant rien pour lui ? S’il n’est pas un moffie [homosexuel, NDLR], son cousin serait-il alors un eunuque ? » « Il n’était pas à l’aise dans son corps. Il se bougeait comme si son corps était un cheval qu’il montait, un cheval qui n’aimait pas son cavalier et qui regimbait », raconte celle qui fut son éphémère professeure de danse.

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Amant calamiteux, personnage froid et solitaire inapte aux relations humaines, J.M. Coetzee, Prix Nobel de littérature en 2003, n’en reste pas moins génial. Qui d’autre que lui, en effet, aurait pu se permettre l’audace d’écrire une autobiographie post mortem ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. L’Été de la vie est le troisième volet des Mémoires entrepris avec Scènes de la vie d’un jeune garçon (1997) et Vers l’âge d’homme (2002). Particularité de ce tome : comme Coetzee est décédé en Australie, où il vivait depuis 2002, c’est un universitaire anglais qui mène l’enquête et recueille les témoignages de personnes, dont quatre femmes, ayant compté dans la vie du romancier entre 1971 e 1977. Le livre est donc composé de cinq interviews d’inégale longueur, encadrées de fragments et d’extraits à la troisième personne – mais signés J.M. Coetzee…

Que l’on se rassure, aux dernières nouvelles, ce dernier est bel et bien vivant. Il aura 71 ans le 9 février prochain et vit en Australie. L’Été de la vie n’est qu’un exercice de style éblouissant où réalité et fiction fusionnent en un tout d’une rare puissance. C’est un roman vertigineux qui donne le premier rôle à des personnages dans la vie desquels l’auteur de Disgrâce (1999) ne fut qu’un personnage secondaire. C’est une autobiographie lucide, balançant entre sarcasme et désespoir, écrite avec une rare honnêteté intellectuelle. Qui n’a pas imaginé, un jour, la somme de ses amis et connaissances devisant au-dessus de son cadavre à peine froid ? Quels souvenirs, quelles impressions, quelle présence ou quel vide allons-nous laisser après notre trépas ? Coetzee ne donne pas la parole à des proches – et l’on ne sait pas si Julia, Margot, Adriana, Martin et Sophie, qui s’expriment tour à tour, ont une existence réelle. Mais peu importe, c’est justement parce qu’ils le connaissaient peu, ou mal, que le portrait sans concession qu’ils font de lui sonne juste. Certes, deux des quatre femmes interrogées ont partagé son lit, mais sans qu’il s’agisse entre eux d’une vraie relation amoureuse pouvant susciter, même des années plus tard, un trop important affect.

Incapable de communiquer

À travers les mots des uns et des autres apparaît ainsi un personnage en décalage constant, incapable d’habiter le présent, incapable de se comporter comme il se doit en société, incapable de communiquer avec les autres. Voilà ce qu’en dit Julia : « Nous avons là un homme qui, dans les rapports humains les plus intimes, ne peut établir le contact, ou ne peut l’établir que brièvement, par intermittence. Pourtant, comment gagne-t-il sa vie ? Il gagne sa vie en rédigeant des rapports, des rapports d’expert, sur l’expérience humaine intime. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit dans ses romans, n’est-ce pas ? » Et voici ce que lui répond en écho Sophie : « En général, je dirais que son travail manque d’ambition. Il contrôle trop étroitement les éléments. On n’a jamais l’impression que l’écrivain fait violence au genre qu’il pratique pour dire ce qui n’a jamais été dit, ce qui pour moi confère de la grandeur à l’écriture. » Quant à Margot : « […] les enfants ne vont pas vers lui spontanément. Ni les chiens, elle l’a remarqué. À l’inverse de Lukas, il n’a pas la nature d’un père. Un alleenloper, comme certains animaux le sont : un solitaire. C’est peut-être aussi bien qu’il ne soit pas marié. » Rappelons tout de même, par souci de précision journalistique, que J.M. Coetzee a épousé Philippa Jubber en 1963 et a eu deux enfants avec elle, Nicolas et Gisela. Divorcé, il vit aujourd’hui avec Dorothy Driver, professeure à l’université d’Adélaïde. Son fils est décédé à l’âge de 23 ans dans un accident de voiture.

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Il serait possible de gloser longtemps sur la solitude de l’écrivain, sa froideur et son inadaptation au monde. Mais L’Été de la vie, autoportrait de l’artiste en devenir, montre aussi un homme sur lequel on peut compter, un fils qui s’occupe tant bien que mal de son père vieillissant, un Sud-Africain amoureux des paysages du Karoo, un citoyen blanc dans un pays soumis à l’apartheid, un Afrikaner élevé en anglais par une mère adepte des méthodes pédagogiques Montessori et Steiner, qui consistent à « reconnaître et cultiver les talents naturels de l’enfant, les talents innés qui font de lui un être unique ». En outre, L’Été de la vie est un texte achevé en 2009 et, donc, écrit plus de quinze ans après la libération de la société sud-africaine.

Un pays sous tension

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On l’aura compris : le regard sans concession de J.M. Coetzee ne porte pas seulement sur sa personne. En multipliant les points de vue et les angles d’attaque, il dépeint un pays complexe, sous tension permanente. Quoique rétif aux prises de position abruptes, il aborde de front la question centrale des relations entre Blancs et Noirs – et révèle un point de vue politiquement incorrect : « Il voyait l’Afrique à travers une brume romantique. Pour lui, les Africains étaient des gens incarnés, d’une manière qui s’était perdue depuis longtemps en Europe. […] En Afrique, aimait-il à le rappeler, le corps ne se distingue pas de l’âme. Le corps, c’est l’âme. Il avait toute une philosophie du corps, de la musique et de la danse, que je ne sais vous rapporter, mais qui me semblait […] ne mener nulle part. […] Sa philosophie donnait aux Africains le rôle de gardiens d’un mode d’être de l’humanité plus vrai, plus profond, plus primitif. » Moins directement engagé en politique qu’un Breyten Breytenbach ou qu’un André Brink, Coetzee s’en explique en quelques lignes : il aurait été trop utopiste. « Qu’est-ce qui aurait été assez utopique pour lui ? » demande l’universitaire à Sophie. Réponse : « La fermeture des mines. L’arrachage des vignes. La dispersion des forces armées. L’abolition de l’automobile. Le végétarisme universel. La poésie dans la rue. Ce genre de choses. »

Idéaliste, Coetzee ne se sera jamais laissé aller. Notamment en termes de sensualité. Et l’on en revient à un épisode fondamental de son adolescence que celui qui est désormais un vieil homme ne peut oublier. À l’âge de 16 ans, par refus de la « sensualité décadente » qui se dégage des arias de Renata Tebaldi qu’écoute son père, il raie la surface du disque au rasoir. Jamais il ne se pardonnera cette mesquinerie. Culpabilité, amertume, mélancolie. Post mortem, animal triste.

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