Le virus de l’invention
Banque à distance, informatique… En l’espace de dix ans, les Indiens sont devenus des leaders en matière de sous-traitance. Mais, aujourd’hui, ils ne veulent plus se contenter d’être au service du monde entier.
Alors que les pays développés s’inquiètent de voir leurs emplois industriels et tertiaires s’externaliser en Inde et que la ville de Bangalore est devenue synonyme de délocalisation, les Indiens se demandent, eux, si leur pays n’est pas condamné à rester ad vitam aeternam le « back office » du monde.
En l’espace de dix ans, l’Inde est devenue le paradis des services offshore : elle représente plus de 50 % du marché mondial des services à distance et de nombreuses multinationales y ont délocalisé leurs opérations de gestion les plus répétitives, notamment leurs services informatiques complexes.
Jusqu’à présent, les Indiens se contentaient d’accomplir des tâches subalternes, telles que la saisie des données ou l’écriture de logiciels. Malgré leur expertise, les techniciens et ingénieurs locaux demeuraient au mieux des « cyber coolies ». Au grand regret des responsables politiques et des décideurs économiques, qui savent que si leurs entreprises avaient plus tôt et plus massivement investi dans la recherche-développement (R&D), elles auraient été capables d’inventer un Google ou un Skype, ainsi qu’une myriade de produits susceptibles de révolutionner le high-tech. Pas question de laisser passer sa chance une seconde fois !
Système D version hindie
Un rapport de la Banque mondiale de 2008, consacré à la sous-performance de l’Inde comparée à son potentiel d’innovation, soulignait que ses dépenses en R&D n’ont jamais dépassé 1 % du PIB, contre 1,4 % en Chine. Résultat : sur les 50 demandes de brevets industriels enregistrées en Inde entre 1995 et 2005, 44 émanaient d’entreprises étrangères. Une absence de créativité qui étonne, quand on connaît le dynamisme des ingénieurs et des scientifiques d’origine indienne installés en Occident, en particulier dans la Silicon Valley. Le fondateur du groupe américain Sun Microsystems, l’inventeur de la puce Pentium et le créateur de Hotmail sont indiens.
Toutes ces inventions sont-elles condamnées à voir le jour à l’étranger pour accéder à la notoriété ? Certes, il y a des raisons historiques à ce blocage de la créativité scientifique et entrepreneuriale. Le régime économique en vigueur en Inde jusqu’au début des années 1990 a freiné l’expression de l’initiative privée. Soucieux de garder la haute main sur l’économie, les pères fondateurs avaient opté, après le départ des Britanniques, en 1947, pour un modèle socialiste, où la planification laissait peu de place à l’innovation et à la concurrence. Ce système a été très largement assoupli depuis 1991, favorisant une croissance industrielle forte et l’émergence de grandes entreprises privées, notamment dans le domaine de l’informatique (Infosys, Wipro, TCS…).
Stimulée par sa jeunesse (plus de 50 % de la population a moins de 25 ans), l’Inde se dirige résolument vers une société du savoir et de l’information. Consciente que, pour y parvenir et s’y maintenir, il faut être à la pointe du progrès et innover. Une inventivité qui est une deuxième nature pour les entrepreneurs locaux, car, pour survivre dans le chaos indien – désorganisation, jungle réglementaire, prix tirés vers le bas –, ils doivent faire preuve de jugaad (terme hindi qui désigne une créativité mâtinée de système D).
Or, dans ce pays où l’économie informelle reste la règle et où un tiers de la population, soit 400 millions de personnes, vit avec moins de 1 dollar par jour, les stratégies d’innovation doivent combiner recherche de la qualité et réduction des coûts – des matériaux, de production et de vente. La Nano, la première voiture de qualité à 2 500 dollars, produite par le groupe Tata, en est l’exemple le plus célèbre. Parmi beaucoup d’autres. Dernière nouveauté : un ordinateur à écran tactile similaire à l’iPad, mais qui coûtera seulement 35 dollars – une commande du gouvernement –, et dont le lancement est prévu pour 2011. Les chercheurs et les entrepreneurs indiens proposent également des jambes artificielles à 25 dollars ou des opérations de la cataracte à 30 dollars. Ils ont conçu des hôtels « Ginger budget », avec des chambres dotées de tout le confort pour 20 dollars la nuit. ITC, un géant du tabac, de l’agroalimentaire et de l’hôtellerie, a équipé 31 000 villages de points internet, les « e-Choupal », pour que les agriculteurs puissent se tenir informés des conditions météorologiques, des cours des denrées sur les marchés internationaux et des techniques d’amélioration de la production.
Dans le même esprit, un nombre croissant d’entreprises adaptent leurs produits non plus seulement au budget, mais aussi aux besoins des plus pauvres. Parfait exemple de cette innovation dite « inversée », car elle s’inscrit dans une approche bottom-up (de bas en haut) : un réfrigérateur ultracompact, peu gourmand en électricité et qui peut fonctionner sur piles. Conçu et produit par la société Godrej, il est le résultat de plusieurs mois d’enquête dans les bidonvilles et en milieu rural pour comprendre les besoins des plus démunis.
Les autorités ont décrété que la décennie 2010 serait celle de l’innovation et ont créé, en 2000, la National Innovation Foundation, qui doit statuer sur la faisabilité de 140 000 inventions. Pourtant, les jeunes entreprises peinent à se constituer un capital de départ. Car les banques et les investisseurs indiens préfèrent encore investir dans des entreprises établies de longue date plutôt que de jouer les business angels pour financer des projets neufs, fussent-ils à fort potentiel. Ce qui oblige les entrepreneurs à lever des fonds à l’étranger quand ils ne peuvent pas emprunter à des proches.
Echec interdit
« L’Inde est freinée par trois handicaps majeurs : un réseau financier rétrograde, qui refuse d’injecter de l’argent frais dans des idées nouvelles ; un système éducatif qui privilégie l’apprentissage par cœur à la résolution concrète des problèmes ; et une culture qui juge sévèrement l’échec et où les choix de carrières sortant des sentiers battus sont vus d’un très mauvais œil », explique le New York Times, citant Nadathur S. Raghavan, qui fut, dans les années 1980, l’un des fondateurs du géant informatique Infosys Technologies.
Plusieurs indices laissent cependant penser que cette situation est en train de changer. Lentement, mais sûrement. Ces dernières années, de plus en plus de multinationales (Capgemini, Cisco, General Electric, Intel…) ont délocalisé leurs services de R&D en Inde. Parallèlement, le pouvoir d’achat local a augmenté très sensiblement, rendant rentable la recherche de produits destinés aux classes moyennes. Le gouvernement réfléchit, pour sa part, à un assouplissement des lois régissant la création de fonds de capital-risque (venture funds). Toutes les conditions semblent aujourd’hui réunies pour que les métropoles indiennes deviennent des Silicon Valley du XXIe siècle, d’où sortiront les Xerox, Amazon, Mozilla, Netscape et Yahoo! de demain.
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