Si loin, si proche
Malgré des poussées de fièvre régulières, notamment à propos de la souveraineté de Ceuta et de Melilla, les relations entre les deux voisins vont se raffermissant. Héritage et destin communs obligent.
Une poignée de main chaleureuse, un grand sourire aux lèvres… Si l’on en croit la photo qui a immortalisé la rencontre, le 23 août à Rabat, entre les ministres de l’Intérieur marocain et espagnol, tout va pour le mieux entre les deux voisins. Pourtant, l’été a été marqué par de violents orages dans les relations bilatérales. Beaucoup ont même craint que n’éclate une crise diplomatique profonde.
Tout a commencé à la mi-juillet, dans l’enclave espagnole de Melilla, au nord du royaume chérifien. Des Marocains résidant en Belgique accusent des policiers espagnols de les avoir malmenés au poste-frontière de Béni Nsar parce qu’ils avaient accroché le drapeau de leur pays à l’intérieur de leur véhicule. Taïeb Fassi Fihri, le ministre marocain des Affaires étrangères, parle de « dérives racistes » et demande des explications aux autorités espagnoles. Le ton monte, les incidents se multiplient jusqu’à la mi-août, quand des militants marocains bloquent l’entrée des produits frais à Melilla. Il aura fallu une conversation téléphonique entre les deux monarques et une rencontre entre les deux ministres de l’Intérieur pour que l’incident soit définitivement clos et que le calme revienne.
Malgré ces poussées de fièvre régulières, autorités, diplomates et observateurs continuent à affirmer que les relations entre les deux pays sont au beau fixe. « Jamais un gouvernement espagnol n’a été aussi ouvertement promarocain », explique, par exemple, Ignacio Cembrero, journaliste à El País. Une analyse que partage un diplomate français en poste à Rabat : « La brouille entre les États est passagère. Elle est due à des maladresses, de part et d’autre, mais les fondamentaux sont bons. Le Maroc et l’Espagne n’ont jamais autant coopéré aux niveaux politique, économique et sécuritaire. »
Lune de miel
Depuis mars 2004 et l’arrivée au pouvoir du socialiste José Luis Zapatero, les deux pays vivent une véritable lune de miel. Les échanges de visites entre ministres se sont multipliés. Côté espagnol, des hommes comme le ministre des Affaires étrangères, Miguel Ángel Moratinos, ou le secrétaire aux Affaires extérieures du Parlement, Gustavo de Arístegui, sont connus pour être de fidèles amis du royaume chérifien. « Durant tout l’été, Moratinos et Fassi Fihri ont été en contact permanent. La communication entre nos deux gouvernements est efficace et régulière », précise un diplomate marocain. Liés depuis 1991 par un traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération, le Maroc et l’Espagne tiennent chaque année une réunion au sommet, où se retrouvent leurs chefs de gouvernement. En 2010, l’Espagne, qui assure la présidence de l’Union européenne (UE), a même organisé le premier sommet Maroc-UE, à Grenade.
Au cours des cinq dernières années, de nombreux accords ont été signés dans les domaines des énergies renouvelables, de l’emploi et de la formation, de la coopération judiciaire, policière et culturelle. « Il y a une volonté espagnole de faire aussi bien, sinon mieux que la France en matière d’investissement et de captation de marchés dans le royaume, explique Brahim Fassi Fihri, président du think-tank Amadeus. Cela se vérifie dans tous les secteurs économiques, de l’agriculture à l’automobile, en passant par de nouveaux secteurs porteurs comme le solaire et l’aéronautique. »
En dix ans, les échanges commerciaux ont de fait explosé. Entre 1995 et 2008, les exportations espagnoles vers le Maroc ont bondi de 600 millions à 3,6 milliards d’euros, et les importations de 435 millions à 2,8 milliards. Le Maroc est devenu le deuxième destinataire, hors UE, des ventes espagnoles à l’étranger et absorbe à lui seul 36 % des exportations et 75 % des investissements de Madrid à destination du continent africain. L’Espagne est le deuxième fournisseur, le deuxième client et le deuxième investisseur après la France. Aujourd’hui, plus de cinq cents entreprises espagnoles sont installées au Maroc. « Malheureusement, regrette un entrepreneur marocain vivant entre Tanger et Madrid, on ne peut pas encore comparer les voyages de Zapatero avec ceux, par exemple, de Sarkozy, et leur lot de contrats juteux, comme le TGV ou les centrales nucléaires. La relation économique peine encore à s’appuyer sur des projets forts et structurants. » « Un matelas d’intérêts partagés »
Le réchauffement des relations maroco-espagnoles s’inscrit dans une stratégie diplomatique développée depuis les attentats du 11 mars 2004 à Madrid. « Les Espagnols ont compris qu’ils étaient condamnés à s’entendre avec leur voisin s’ils voulaient relever des défis aussi importants que la lutte contre le terrorisme, le trafic de drogue ou l’immigration illégale. Avec l’élargissement de l’UE à l’est, l’Espagne craignait, en outre, de voir le centre de gravité de l’Union se déplacer », explique le chercheur Miguel Hernando de Larramendi.
Mais les relations bilatérales ne se limitent plus aux questions sécuritaires ou à la coopération policière, par ailleurs jugée excellente. Au fil des années, l’agenda maroco-espagnol s’est diversifié et vise désormais à favoriser la stabilité de la région en œuvrant à son développement économique, social et politique. La stratégie du ministère espagnol des Affaires étrangères est simple : créer un « matelas d’intérêts partagés », qui puisse servir d’amortisseur en cas de crise. « Historiquement, ajoute Miguel Hernando de Larramendi, la faiblesse des intérêts économiques et du peuplement espagnols pendant la période coloniale avait permis une décolonisation moins traumatisante que celle de la France. Mais l’absence de ces intérêts comme élément stabilisateur a fait défaut dans les moments de tension entre l’Espagne et le Maroc après 1956. »
Enjeu électoral
Ce fameux matelas semble avoir fonctionné cet été puisque les autorités ont réussi à parvenir rapidement à une solution. On est loin de l’escalade verbale qui a ponctué la crise de Perejil, en 2002, quand des gendarmes marocains sont délogés de l’îlot par des militaires espagnols. Mais des sujets de discorde subsistent, au premier rang desquels la souveraineté des enclaves de Ceuta et de Melilla, comme l’a montré le tollé suscité par la visite du roi Juan Carlos dans ces présides, en 2007. Depuis 1956, Rabat ne cesse de réclamer ces enclaves, que l’Espagne occupe depuis le XVIe siècle. Régulièrement, la classe politique marocaine demande la restitution de ce qui n’est à ses yeux qu’une perpétuation insupportable du colonialisme. En mai dernier, lors du bilan de son gouvernement, le Premier ministre Abbas El Fassi a même appelé à ouvrir un dialogue sur la situation de ces présides. Une proposition que l’Espagne a poliment rejetée.
« Oui, la relation est bonne et se développe, commente un diplomate espagnol. Mais certains éléments structuraux (Ceuta, Sahara…) sont instrumentalisés en fonction de la conjoncture politique et introduisent dans les rapports communs une sorte de conflictualité cyclique. En Espagne, la question marocaine est un enjeu électoral. » À preuve, cet été, au plus fort de la crise, l’ancien chef de gouvernement de droite, José María Aznar, s’est rendu à Melilla pour souffler sur les braises, déclarant que l’enclave était à « l’abandon » et que les habitants étaient harcelés par le Maroc. El Mundo, journal conservateur hostile à l’attitude « promarocaine » de Zapatero, a même titré : « Il est temps de remettre le Maroc à sa place ! »
Autre dossier épineux : le Sahara. L’opinion publique espagnole y est particulièrement sensible depuis l’affaire Aminatou Haidar, en novembre-décembre 2009. Les Espagnols avaient alors été nombreux à manifester leur solidarité avec la militante sahraouie en grève de la faim. En outre, la nomination d’un ancien membre du Polisario, Ahmed Ould Souilem, comme nouvel ambassadeur du Maroc à Madrid est loin de ravir la classe politique espagnole, qui craint que la question du Sahara ne devienne par trop centrale. Ould Souilem n’est d’ailleurs toujours pas arrivé à Madrid, créant un vide diplomatique qui ne peut être que préjudiciable.
« Les médias, les organisations espagnoles des droits de l’homme et le lobby prosahraoui véhiculent, soit par ignorance, soit par volonté de nuire, une mauvaise image de la monarchie marocaine et, partant, de Mohammed VI, regrette un diplomate espagnol. On n’évoque que les manquements aux droits de l’homme sans parler des progrès accomplis par le royaume chérifien. » De nombreuses associations, en général proches des partis d’extrême gauche, sont très actives sur le dossier sahraoui. Le 28 août, des militants de l’association SaharAcciones sont allés jusqu’à brandir un drapeau du Polisario dans les rues de Laayoune et ont accusé la police marocaine de les avoir passés à tabac. « L’incident est clos », ont affirmé les autorités espagnoles, en signe d’apaisement. Mais le gouvernement n’en semble pas moins pris au piège entre une opinion publique sensible au sort des Sahraouis et sa volonté de garder d’excellentes relations avec le voisin marocain. « Les Espagnols, ajoute Ignacio Cembrero, ont en commun une mauvaise conscience historique, car ils ont l’impression d’avoir abandonné le peuple sahraoui à son sort. D’ailleurs, beaucoup d’enfants des camps viennent passer leurs vacances en Espagne dans des familles d’accueil. »
700 000 immigrés
« On n’aborde jamais les problèmes de fond, proteste l’universitaire Bernabé López García. Dans le cas de Ceuta et de Melilla, on ne s’attaque pas aux questions de la contrebande ou de la pauvreté. Dans le cas du Sahara, l’Espagne ne prend pas de position claire. » Car Madrid s’emploie à ménager l’Algérie. D’abord parce qu’elle est son premier fournisseur en gaz, ensuite parce que les entrepreneurs espagnols veulent bénéficier des appels d’offres de l’État algérien. Ces atermoiements nourrissent les crises à répétition et frustrent le Maroc, désireux de voir sa proposition d’autonomie soutenue avec plus de vigueur par l’ex-puissance coloniale.
Malgré leur enracinement en Espagne, l’image des immigrés marocains ne s’est guère améliorée. Selon le Centre de recherches sociologiques (CIS), « los Moros », qui sont 700 000 dans le pays, sont toujours aussi mal vus. « L’image prédominante de l’immigré est toujours, en premier lieu, celle du Marocain. C’est le groupe le plus visé par les préjugés et les stéréotypes ethnoculturels », explique l’étude du CIS. Le cliché du Maure envahisseur, hérité de l’Histoire, continue de hanter les esprits. En pleine période de crise économique et sociale, ce rejet est d’autant plus préoccupant que l’Espagne est l’un des pays les plus touchés dans la zone euro. Au Maroc, le secrétaire général du Mouvement populaire (MP), Mohamed Laenser, s’est inquiété de la situation de ses concitoyens résidant sur le sol espagnol : « Il y a 1 million d’ouvriers qui vont quitter le BTP. Or la plupart sont marocains : que vont-ils devenir ? » Frappés par la crise de plein fouet, ils sont nombreux à retomber dans la clandestinité. Selon les chiffres du ministère espagnol du Travail, ils seraient plus de 200 000 à avoir perdu leur titre de séjour. Autre signe qui ne trompe pas : le transfert d’argent vers le Maroc a baissé de 22 %.
Bien décidés à s’entendre, les deux royaumes semblent parfois marcher sur des œufs. La crise internationale a révélé qu’il ne suffit pas de partager des intérêts économiques pour construire les bases d’une bonne entente. Les deux pays traînent encore leur passé commun comme un handicap, sans réussir à en faire un atout. Aujourd’hui, c’est aux intellectuels, aux enseignants, aux médias que revient la tâche d’améliorer les perceptions réciproques. C’est la seule façon de rendre irréversible l’évolution positive des relations entre le Maroc et l’Espagne, et d’imaginer l’avenir avec sérénité de chaque côté de la Méditerranée.
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