Beethoven au Congo
Fondé il y a seize ans par le petit-fils du prédicateur Simon Kimbangu, l’Orchestre symphonique kimbanguiste est le seul dans son genre au sud du Sahara. Rencontre avec de fervents musiciens.
Quand ils entrent dans le vaste salon aux rideaux tirés, les visiteurs se prosternent devant Armand Diangienda Wabasolele. Lui n’y prête pas attention. Il se concentre sur son récit, cherche le mot juste et, comme pour mieux le convaincre, accroche ses grands yeux noirs à ceux de son interlocuteur. La lumière peut s’éteindre avec une panne de courant, il poursuivra dans l’obscurité. « Armand », 46 ans, un visage amène et des manières délicates, est inspiré.
Au début des années 1990, il était pilote de ligne, à Transport aérien zaïrois (TAZ) et à Scibe Zaïre. Mais un jour, son Fokker 27 s’est écrasé sur une colline à Goma, dans le nord-est de la RD Congo, son pays. Depuis, il est à la tête d’un autre type d’équipage : 200 musiciens et choristes, qui forment l’Orchestre symphonique kimbanguiste (OSK), unique orchestre symphonique en Afrique subsaharienne. Date du premier concert : 3 décembre 1994. Seize ans plus tard, l’OSK et Armand sont toujours là. Plusieurs soirs par semaine, celui-ci attrape la petite baguette qui attend sur la table basse, traverse la cour et, dans un préau attenant à son imposante maison de Ngiri-Ngiri, une commune populaire de Kinshasa, dirige les répétitions.
Musique et religion
Nous sommes un mardi, l’orchestre est réuni. Hommes d’un côté et femmes de l’autre, les chœurs se tiennent debout, au fond. Au premier rang, sur des chaises en plastique, pieds nus, deux violoncellistes s’épongent le front avec un mouchoir. Il fait 35 °C. Économies obligent, la « salle » n’est pas climatisée. Armand fait son entrée, on se lève pour le saluer. Face à l’assistance, il cherche son équilibre et finit par ancrer ses deux pieds au sol de bitume. La musique peut commencer.
Baguette en main, Armand déploie des gestes précis et maîtrisés. L’orchestre suit. Sous le toit de tôle ondulée, les sursauts et les périodes de la Neuvième symphonie de Beethoven triomphent alors des bourdonnements du groupe électrogène. Pause : « Il faut vous mettre en condition comme si vous faisiez partie de la musique ! » exige Armand avant de taper dans ses mains pour obtenir le silence. Les visages deviennent graves, les regards se tournent vers les partitions posées sur les boîtes des instruments.
Ce soir, le maestro offre à ses visiteurs un échantillon des morceaux les mieux maîtrisés : Symphonie du nouveau monde de Dvorak, Xerxès de Haendel, puis Carmina burana de Carl Orff. Au fond, coiffe bleue et tee-shirt blanc, une soprano gardera la main sur le ventre et les yeux fermés durant toute la répétition. Un souffle gracieux dans la nuit empesée de chaleur et d’humidité.
Comme Marie-France, clarinettiste, Bibiche, une autre soprano, Edgar, contrebassiste, ou Jerry, violoniste, elle fera certainement plusieurs kilomètres à pied pour rentrer chez elle ce soir. Mais pour l’instant, elle est là, imperturbable. L’inspiration des membres de l’OSK ? « Répandre dans le monde entier la bonne nouvelle », dira Edgar après la répétition. Au pays de la rumba, son dévouement pour les œuvres classiques européennes vient de la religion.
« L’instruction » du prophète
Bénévoles, tous les membres de l’OSK appartiennent à l’Église kimbanguiste. Fondée par Simon Kimbangu, prophète et guérisseur nationaliste mort en 1951, l’Église revendique 10 millions de fidèles en RD Congo (sur 65 millions d’habitants). Inspirée de la Bible, elle prône le respect des dix commandements, l’amour du prochain et le travail. Et proclame Simon Kimbangu, puis son fils, comme étant les réincarnations du « Seigneur Jésus-Christ ». Ce qui lui a valu d’être exclue du Conseil œcuménique des Églises en 1969.
La foi d’Armand n’est pas ébranlée pour autant. Simon Kimbangu, dont il a accroché une grande photo dans son salon, entre un bouquet de fleurs et un écran plat, était son grand-père. Et c’est de lui, raconte-t-il, qu’un beau jour de 1985 il a reçu « l’instruction » de fonder l’orchestre. Près de dix ans plus tard, une fois ses études de pilote terminées et l’exercice de son métier devenu aléatoire, il est passé à l’action. Autodidacte, tout ce qu’il connaît alors de la musique vient de la chorale, qu’il a beaucoup fréquentée dans son enfance. Il recrute des musiciens parmi les adeptes. Couturier, charpentier, étudiant, banquier, âgés de 18 à 56 ans, ils sont amateurs eux aussi et reçoivent une formation de solfège à leur arrivée. « La réussite de l’orchestre tient à l’enseignement de Simon Kimbangu », explique Armand.
Pour le profane, elle est plutôt le fait d’une ténacité durable et de la volonté de démontrer qu’un orchestre noir peut s’approprier un répertoire classique. « Il n’en existe pas d’autre », dit Armand. À Kinshasa, pourtant, les conditions ne sont pas exactement réunies : difficile de trouver des crins pour les archets, qui sont remplacés par du fil de pêche. Avec les matériaux qu’il a pu trouver, Albert, responsable des instruments, formateur des musiciens et « baobab de l’orchestre », s’est débrouillé pour fabriquer trois contrebasses. Mais l’humidité abîmant les instruments, « il faut les essuyer tout le temps », dit-il. En 1999, il a fait acheter 150 instruments en Chine, des violons, des trompettes, des altos, des flûtes.
Une nouvelle commande, d’une vingtaine de pièces, y a été passée en 2009. Le tout grâce à des dons et à la contribution des artistes. Aux deniers de l’Église également ? « Non, elle a d’autres soucis », dit Armand.
Un rêve : se produire en europe
L’OSK donne régulièrement des concerts. Pour une soirée à l’ambassade des Pays-Bas ou de Suède, au jardin botanique ou au centre culturel français. En juin 2009, 6 000 personnes s’y sont rassemblées. Les recettes des concerts permettent de financer la location de la salle quand elle est payante, ainsi que le transport de l’orchestre. Armand a plusieurs fois reçu des visites de l’étranger : l’orchestre de Tübingen, en Allemagne, ou des professeurs du conservatoire d’Évry, en France, venus pour des formations. Son rêve : « Donner des concerts ailleurs en Afrique, et pourquoi pas un jour traverser la Méditerranée pour aller jouer en Europe. »
Armand a déjà composé trois symphonies : Souffle de vérité, Réconciliation et Mon identité. La forme classique est respectée mais les rythmes sont saccadés. Lors d’un voyage de perfectionnement en Europe, il a constaté que les musiciens du Vieux Continent avaient du mal à les exécuter. Mais ils étaient « émerveillés ». Les siens espèrent eux aussi se produire sur les terres natales des œuvres qu’ils interprètent. « Nous voulons montrer que notre vision spirituelle peut aider le monde entier », dit Jerry. Et si l’étiquette religieuse du kimbanguisme pouvait rebuter le public ? « Si nous sortons, nous n’en parlons pas, cela peut faire une barrière, tranche Albert. Libre au public de s’y intéresser. La priorité, c’est d’abord de faire de la musique. »
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