René, Wyclef et les autres
À trois mois de la présidentielle, le rejet de la candidature de l’ex-chanteur des Fugees relance les soupçons sur l’impartialité du Conseil électoral et du chef de l’État sortant. La campagne promet d’être agitée. L’après-scrutin aussi.
Il y a une vie après le chaos. Une reconstruction à mener, malgré les promesses de dons qui tardent à se concrétiser. Un bac à passer – les premières épreuves ont eu lieu mi-août dans trois départements gravement affectés par le séisme du 12 janvier. Il y a aussi des élections à gagner.
Depuis quelques jours, la course à la présidentielle, qui se tiendra le 28 novembre, en même temps que les législatives et sénatoriales, bat son plein à Port-au-Prince. Les médias internationaux s’y sont intéressés, à la faveur de la candidature de Wyclef Jean. Recalé par le Conseil électoral provisoire (CEP), l’ancien chanteur des Fugees, que l’on présentait comme le favori de la jeunesse, n’aura finalement pas le droit de se présenter – à moins que ses recours n’aboutissent. Motif : à l’instar de cinq autres aspirants candidats de la diaspora haïtienne également disqualifiés, il ne remplit pas les conditions de résidence requises par la loi électorale. Wyclef Jean n’en restera pas moins un acteur incontournable de la campagne. « Il n’avait que peu de chances d’être élu, mais sa parole est écoutée par les jeunes », assure un fonctionnaire international. « Il représente ce que cherchent les Haïtiens : un homme neuf, un fils du peuple qui n’a pas trempé dans les intrigues politiciennes », analyse le politologue antillais Julien Mérion.
Quelle position adoptera la star du hip-hop ? Quelques heures après la décision du CEP, le 20 août, Jean avait appelé au calme ses partisans qui, mécontents, étaient descendus dans la rue. Trois jours plus tard, son discours se fait plus tranchant : « Même avant de commencer le travail, des amis en Haïti et à l’étranger m’avaient averti qu’il y aurait beaucoup de tricheries pour me bloquer. Le CEP l’a prouvé. Ils ont violé la Constitution dans l’intérêt de leurs familles et de leurs amis, qui continuent de vivre grâce à l’argent du peuple. » Avant l’écrémage réalisé par l’instance électorale, le président, René Préval, comptait beaucoup d’adversaires. En voilà un de plus.
Tout est flou
Près de huit mois après le séisme, les critiques pleuvent. Dans les camps de sinistrés, où se massent toujours des centaines de milliers d’Haïtiens, on le dit au mieux incapable, au pire corrompu. Au sein de l’opposition, on prête au chef de l’État tous les maux, à commencer par celui de vouloir s’éterniser au pouvoir. Chez les intellectuels, on tire à vue. Dans sa tribune « Wyclef, la peur et les élites », publiée début août, l’écrivain Lyonel Trouillot déplore une situation dont on pourrait rire, si ne se jouait le destin d’un pays, mais « on ne peut pas rire d’un arbitre vil, d’un match truqué, d’un sélectionneur national qui choisit les pires joueurs pour monter une équipe, d’une fédération internationale prête à cautionner toutes les saloperies pourvu qu’on lui foute la paix. Et on ne peut pas rire de la panique qui frappe certains secteurs sociaux devant la candidature de Wyclef Jean. Car la candidature de Wyclef Jean – et la réaction positive à cette candidature dans les milieux populaires urbains, chez les jeunes en particulier – est moins un problème qu’un symptôme. »
Même parmi les observateurs étrangers, longtemps rassurés par un président que l’on dit travailleur et discret, on commence à se méfier. Il y a quelques mois, l’un d’eux, en poste au Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), nous assurait que René Préval était l’homme de la situation et qu’il ne comptait pas s’éterniser au pouvoir. Aujourd’hui, son discours est plus mitigé : « Le jeu qu’il joue est ambigu. Il s’est constitué une machine à gagner les élections. » Une partie de l’opposition a ainsi décidé de boycotter le scrutin.
Le CEP serait à sa botte. C’est cet organe qui, fin 2009, avait exclu certains partis du processus électoral, parmi lesquels le Fanmi Lavalas de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide. Sa décision d’invalider 15 candidatures sur 34, le 20 août, a également été critiquée – et pas seulement par ses « victimes ». Tout en reconnaissant que « les 19 candidatures agréées offrent un large spectre politique à l’électorat », la mission d’observation électorale conjointe de l’Organisation des États américains (OEA) et de la Communauté caribéenne (Caricom) a souligné que « des explications sur les raisons [des invalidations, NDLR] auraient contribué à la transparence du processus ». Ces deux structures ont prévu d’envoyer 193 observateurs pour les élections, et leur mission devrait durer plusieurs mois. Pas sûr, cependant, que cette présence calme l’opposition. Car tout est flou : les listes électorales, qui doivent être actualisées depuis plusieurs années (on estime à 9 % le nombre d’inscrits décédés) ; les lieux de vote, la plupart des bâtiments publics ayant été détruits ; le positionnement des candidats, dont plusieurs sont proches de Préval… Le choix du candidat de la plateforme Inite, nouvelle coalition de la majorité présidentielle, prête à toutes les interprétations.
Après avoir opté pour son ancien Premier ministre, Jacques-Édouard Alexis (63 ans), René Préval a changé d’avis au dernier moment. Alexis s’est finalement présenté sous la bannière de la Mobilisation pour le progrès d’Haïti (MPH), que l’on dit liée à l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier. Le président lui a préféré Jude Célestin (48 ans), un ami de longue date qui dirige le Centre national des équipements (CNE), chargé de construire les routes du pays – « une source de financement importante », disent les mauvaises langues, qui rappellent que le CNE ne brille pas par sa transparence en matière de passation de marchés publics.
Les dés sont-ils pipés ? Beaucoup le pensent ; le pouvoir s’en défend ; les instances internationales s’en inquiètent. Le 21 août, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) a appelé « les candidats et les partis politiques à respecter la loi électorale ».
Fatal populisme
Alors que les gangs se sont reconstitués et que les enlèvements, dont le nombre était en chute libre avant le séisme, se multiplient, des débordements ne sont pas à exclure. « La société est complètement désarticulée, l’État est en lambeaux. C’est un formidable terreau pour les discours populistes », rappelle Julien Mérion. « La grande crainte, c’est l’après-scrutin, indique Gotson Pierre, éditeur d’AlterPresse. Ce ne serait pas nouveau : depuis des années, les élus ont perdu toute légitimité. Mais là, on sent vraiment que les tensions sont fortes. » Depuis quelques mois, l’opposition multiplie les manifestations, qui tournent parfois à l’émeute. Les slogans à tendance xénophobe (tantôt contre les humanitaires qui « colonisent » le pays, tantôt contre le voisin dominicain, où les migrants haïtiens ne sont pas toujours les bienvenus) reviennent régulièrement dans la presse. Il ne faudrait pas grand-chose pour que les jeunes, pour l’heure guidés par un sentiment de résignation, décident de tout casser, estiment les observateurs. La reconstruction, considérablement ralentie par la campagne politique, n’en serait que plus difficile.
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