Bombe à retardement démographique

Forts d’un taux de natalité supérieur à la moyenne nationale, les juifs ultraorthodoxes et les Arabes-Israéliens représentent désormais près de 30 % de la population. Deux communautés peu intégrées à la vie économique, et dont le poids grandissant pourrait menacer l’existence même de l’État hébreu.

Deux juifs ultra-orthodoxes passant près d’un marchand arabe de jus caroube, à Jérusalem. © Menahem Kahana/AFP

Deux juifs ultra-orthodoxes passant près d’un marchand arabe de jus caroube, à Jérusalem. © Menahem Kahana/AFP

Publié le 9 septembre 2010 Lecture : 8 minutes.

Non loin du centre de Jérusalem et de son tumulte se trouve le quartier paisible de Mea Shearim, foyer de plusieurs milliers d’israélites ultraorthodoxes, dont les rues et les cours offrent une réplique saisissante de ce que furent les centres de vie juifs au XIXe siècle en Europe de l’Est. Défiant la canicule proche-orientale, les hommes continuent de porter les longs manteaux noirs et les chapeaux bordés de fourrure dont se revêtaient leurs ancêtres. De stricte observance, ils s’efforcent de fuir les lieux d’activités laïques, consacrant leur vie aux études religieuses et à la prière. Tous s’expriment encore en yiddish. Ici, la télévision, l’internet, les minijupes et la musique pop sont bannis au nom d’un code moral rigoureux qui rejette les valeurs et les gadgets de la vie moderne.

En arpentant les rues, la plupart des visiteurs découvrent un mode de vie dont les pères fondateurs du pays étaient certains qu’il disparaîtrait avec le temps. Pourtant, le quartier offre, de plusieurs manières, une fenêtre sur l’avenir. Loin de céder aux usages du mode de vie séculier, les ultraorthodoxes – ou haredim – constituent le segment de la population qui croît le plus vite. La communauté a non seulement préservé son mode de vie, mais elle est aussi en pleine expansion – sur les plans démographique et politique. Une évolution qui a plongé dans l’embarras de nombreux Israéliens et suscité les mises en garde répétées de plusieurs hommes politiques et économistes. Ces derniers pointent du doigt le virage démographique radical auquel est confronté l’État hébreu et qui aura de lourdes conséquences sur sa capacité à maintenir la croissance économique, à préserver l’équilibre des finances publiques, mais aussi à faire face aux menaces extérieures.

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Le problème, en gros, est que les deux communautés qui croissent le plus rapidement – les haredim et la minorité arabe-israélienne – sont aussi les plus pauvres, les moins productives et les moins éduquées. Les uns comme les autres concentrent un nombre disproportionné de personnes inactives et dépendantes des allocations sociales : 65 % des hommes chez les ultraorthodoxes et 76 % des femmes chez les Arabes-Israéliens ne travaillent pas.

Autre point commun entre les deux communautés : leurs membres n’accomplissent pas, dans leur grande majorité, leur service militaire, contrairement à la plupart des autres israéliens. Ce qui accentue un peu plus la fracture entre la société laïque et les deux minorités. En outre, une frange radicale des haredim rejette l’État d’Israël, qu’elle considère comme une abomination du point de vue religieux, tandis que la communauté arabe, de son côté, est en butte à l’hostilité des ministres d’extrême droite qui mettent en cause sa loyauté. Un nombre croissant d’Arabes-Israéliens se sentent exclus d’une nation qui se définit d’abord et par-dessus tout comme juive.

Les deux minorités nourrissent donc, pour des raisons différentes, beaucoup moins d’enthousiasme à l’égard d’Israël que le citoyen lambda. Autrement dit, leur expansion va vraisemblablement rejaillir aussi bien sur la politique du pays que sur son économie.

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Selon le professeur Sergio DellaPergola, de l’université hébraïque de Jérusalem, les femmes ultraorthodoxes ont en moyenne pas moins de six enfants, et leurs concitoyennes arabes, entre trois et quatre. Si le taux de natalité au sein de la communauté arabe-israélienne n’a cessé de reculer, il reste nettement plus élevé que la moyenne nationale. La croissance démographique des haredim ne donne en tout cas aucun signe de ralentissement.

Scénario catastrophe

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La minorité arabe représente 21 % de la population israélienne, les ultraorthodoxes entre 8 % et 10 %. Et leur proportion combinée va très certainement aller s’accentuant. Pour les analystes, la meilleure illustration du potentiel démographique des deux communautés est à chercher du côté des chiffres de l’éducation. Dans le primaire, selon une enquête récente du Centre Taub pour les études sur la politique sociale, basé à Jérusalem, près d’un élève sur deux est inscrit dans un établissement ultraorthodoxe ou arabe. « Si cette tendance se confirme, estime le professeur Dan Ben-David, directeur du Centre Taub, alors la part des haredim et des Arabes-Israéliens dans les effectifs du primaire s’élèvera, en 2040, à 78 %. »

Même si ce scénario ne se vérifie pas, des économistes comme le professeur Ben-David maintiennent que ce tournant démographique commence à constituer une « menace existentielle » pour Israël. Et soulignent que le nombre de citoyens apportant leur contribution à l’État hébreu en matière financière, économique et militaire est en train de décroître. « Il y a ceux qui défendent Israël, ceux qui paient des impôts, ceux qui sont docteurs ou ingénieurs. Qui les remplacera dans trente ans ? » s’interroge Ben-David.

Pour le moment, la croissance économique demeure forte. Le secteur des hautes technologies fait pâlir d’envie nombre de pays développés, les instituts de recherche forcent l’admiration, et le nombre d’innovations et de brevets est stupéfiant. En outre, tous les analystes ne sont guère convaincus de l’existence d’une quelconque menace démographique. « La société israélienne est beaucoup plus flexible qu’on le croit », estime, par exemple, le professeur DellaPergola. Les deux minorités pourront être et seront, in fine, intégrées au tissu social et économique. Mais, à ce jour, rien ne semble confirmer une telle issue. Et le temps presse, comme le rappelle le ministre israélien des Finances, Yuval Steinitz. « La croissance peut encore se poursuivre deux, trois ou cinq ans sans que l’on se préoccupe de l’intégration des haredim et des Arabes dans le monde du travail, a-t-il récemment déclaré dans une conférence, mais si nous n’agissons pas rapidement, la situation sera catastrophique d’ici à dix ans. »

D’autres partagent son inquiétude, comme Omer Moav, de la faculté Royal Holloway de Londres et de l’université hébraïque, pour qui « cette évolution constitue la menace existentielle la plus sérieuse à long terme pour l’État d’Israël. Mais dans la mesure où il ne s’agit pas d’une menace immédiate – comme la perspective d’une bombe nucléaire iranienne –, les hommes politiques rechignent à agir ». Pour Avishay Braverman, ministre chargé des minorités, la population du pays se divise en « deux catégories », séparées par l’impôt, l’éducation et l’intégration dans le monde du travail. « Si nous amenons les Arabes et les ultraorthodoxes à travailler, alors notre potentiel sera énorme. Je crois que nous pouvons y arriver, mais cela requiert une politique différente et une nouvelle vision, faute de quoi notre avenir économique, voire l’avenir de l’État d’Israël tout court seront compromis. »

Discrimination

Un autre défi démographique a longtemps préoccupé les dirigeants israéliens. Selon de nombreuses projections, la Cisjordanie occupée, la bande de Gaza et Israël même totaliseront ensemble, d’ici à dix ans, davantage de Palestiniens que de Juifs. Une réalité qui place les hommes politiques israéliens devant une alternative simple : permettre la création d’un État palestinien, ce qui nécessiterait le démantèlement de plusieurs, sinon de toutes les colonies de Cisjordanie ; ou accepter l’émergence progressive d’un État binational à majorité arabe. Ce nouveau rapport de forces démographiques entre le Jourdain et la Méditerranée a même convaincu d’anciens « faucons » de faire leur la solution de deux États.

Même si une avancée diplomatique semble pour le moment peu vraisemblable, les dirigeants israéliens savent, en tout cas, qu’il existe une réponse évidente au défi démographique palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Mais une solution tranchée au tournant démographique à l’intérieur même d’Israël reste à trouver.

Ce n’est que récemment que la classe politique s’est attaquée à la question de l’intégration des haredim et des Arabes dans le monde du travail. Le ministère des Finances a promis cette année de consacrer 161 millions d’euros à des projets destinés à favoriser l’emploi et l’éducation au sein de la population arabe. Le ministère a par ailleurs reconnu que la discrimination n’était pas étrangère aux performances économiques médiocres de la communauté arabe. « Nous n’avons pas rempli notre part du contrat au sein du gouvernement », a même regretté le ministère. Les études montrent en effet que les communautés arabes d’Israël reçoivent nettement moins de fonds publics que les zones de peuplement à majorité juive et subissent des discriminations dans plusieurs secteurs de l’économie, y compris dans la fonction publique. « La situation des Arabes israéliens est plus facile à résoudre, estime cependant le professeur Ben-David. Leurs principaux problèmes sont liés à la discrimination et au manque d’éducation » ; deux handicaps, ajoute-t-il, dont on peut – du moins en théorie – venir à bout.

Subventions tous azimuts

L’intégration des haredim dans l’économie se heurte à des problèmes d’une tout autre ampleur, dont deux traits distinctifs difficilement surmontables. Le premier tient à la nature même de la société ultraorthodoxe, qui considère que l’étude de la Torah et l’observance stricte des devoirs religieux ont beaucoup plus de valeur que l’emploi rémunéré et le confort matériel. Ainsi la pauvreté et l’exclusion sociale des haredim d’Israël sont-elles, dans une certaine mesure, le résultat d’un choix. Pourtant, les communautés ultraorthodoxes n’ont pas toutes choisi de vivre dans une relative pauvreté. Comme le fait observer Avishay Braverman, le pourcentage de haredim qui gagnent leur vie est nettement plus élevé à New York et à Londres qu’en Israël. La principale cause de cette différence d’attitude face au travail entre les ultraorthodoxes de l’État hébreu et leurs homologues d’outre-mer est clairement le système de protection sociale israélien. De nombreuses familles ultraorthodoxes de l’État hébreu s’appuient en effet depuis longtemps sur les aides publiques pour subvenir à leurs besoins. Elles bénéficient notamment d’un système généreux d’aide à l’enfance et de bourses pour les étudiants en religion. Ajoutés aux revenus de certaines femmes et aux dons, ces subsides permettent de pourvoir à des besoins frugaux, mais ils peuvent suffire – et suffisent – pour s’en sortir.

Des privilèges que les citoyens laïcs ne voient guère d’un bon œil et que les hommes politiques ont souvent promis d’abolir. Mais toutes les tentatives pour obliger les ultraorthodoxes à intégrer le monde du travail ont, pour le moment, lamentablement échoué, en raison d’un second trait distinctif de la communauté tout aussi insurmontable que le premier : son influence politique. Car, en Israël, la composition d’une coalition gouvernementale finit presque toujours par dépendre du ralliement des principaux mouvements ultraorthodoxes, le Shas et le parti du Judaïsme unifié de la Torah, qui appartiennent d’ailleurs à l’actuelle majorité gouvernementale, totalisant 16 sièges (sur 120) à la Knesset. Leur soutien, comme toujours, a un prix : non seulement les ministres et députés haredim défendent bec et ongles le système d’allocations sociales, mais ils se battent aussi pour que soient maintenues les subventions publiques en faveur des écoles ultraorthodoxes, lesquelles mettent fortement l’accent sur l’éducation religieuse au détriment de disciplines séculières, comme les langues ou les mathématiques. Des efforts couronnés de succès : le montant des allocations par tête a été multiplié par cinq depuis 1970. En revanche, les investissements publics dans des domaines tels que l’éducation ou les infrastructures ont stagné durant les dernières décennies, faisant peser de lourdes incertitudes sur les perspectives de croissance.

La plupart des observateurs s’accordent à dire aujourd’hui que le tournant démographique nécessite, sans plus tarder, une réponse politique audacieuse. « Il existe un point de non-retour, prévient le professeur Ben-David. Si nous le franchissons, il nous sera impossible de changer les choses démocratiquement, voire de les changer tout court. » 

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