Fatal baisemain
L’écrivain marocain Abdellah Taïa, 37 ans, publie son quatrième roman, Le Jour du Roi. Bonnes feuilles.
En 1987, entre Rabat et Salé, deux enfants attendent le passage du roi, Hassan II. Khalid et Omar fréquentent le même collège. Mais Khalid est riche et vit dans une maison « qui ressemble à un palais », alors qu’Omar habite la modeste ville de Salé. C’est Khalid, le fils de notable, qui est choisi pour baiser la main du roi, dont le convoi doit passer dans la région.
Avec son style incisif et épuré, Abdellah Taïa retrouve ici des thèmes qui lui sont chers. L’enfance, d’abord, et son lot d’amitiés masculines que les inégalités sociales mettent en péril. Avec sensibilité, il raconte le Maroc de cette époque, un pays paralysé par les tabous, déchiré par les injustices sociales et profondément mystique. C’est sans doute l’aspect le plus réussi du roman. Avec beaucoup de finesse, Taïa explore la fascination des Marocains pour le magique. Le père d’Omar, persuadé que sa femme a jeté un sort à son fils, l’emmène chez un puissant sorcier censé le désenvoûter. Omar, habité par des rêves et des visions, dialogue avec ce roi surpuissant, mi-dieu, mi-homme, qui fascine et effraie tout un peuple. Pour le toucher, Omar est prêt à tout. Même au pire… Bonne lecture !
__
Le Roi vient jusqu’à nous.
Le Roi tend la main vers moi. Pendant quelques instants sa main reste ainsi, suspendue, en attente. Je sais ce que je dois faire. Mais je ne sais pas comment m’y prendre.
Baiser la main de Hassan II : c’est le rêve de presque tous les Marocains. Je suis devant ce rêve qui se réalise.
Mais comment l’embrasser, la baiser, cette main royale, propre, tellement propre ? Comment ? Qui peut me le dire ? […]
Je suis abandonné encore une fois.
La main de Hassan II est toujours en attente. Il faut que je me dépêche. Vite. Vite.
Je baisse la tête. Je fonce.
Je prends la main du Roi dans les miennes. Je suis courbé. Complètement. Parfaitement. Je sens la main de Hassan II. Je la respire. Quelle chance ! Quelle chance !
Je la respire encore plus profondément. Elle est vraiment propre, plus propre que propre. Lavée. Très bien lavée. Avec quel savon ? Lux ? Palmolive ? Dop ? Nivea ? Le Roi utilise-t-il lui aussi ces savons populaires dont je connais bien l’odeur ?
Mon nez est encore dans sa main. Je respire encore et encore. Je renifle. J’entre dans la peau de cette main historique. C’est sûr, elle sent le propre. Le propre propre. Mais aucune odeur ne se dégage d’elle. Absolument aucune. Si ce n’est celle du propre.
Je suis étonné.
Quoi, le Roi ne sent rien d’autre que le propre ? C’est étrange. Vraiment. Il ne se parfume pas ? Cela me semble impossible. Il faut continuer à renifler. Profiter de ce moment unique pour découvrir le parfum secret, l’odeur secrète du Roi et de ses mains.
Rempli de courage, je relève la tête pour embrasser l’épaule du Roi. C’est ce que je vais faire. Oui, oui, je vais le faire, je vais le faire. Mais, d’abord, il faut en finir avec cette main propre. La baiser. La baiser bien comme il faut. Selon le protocole que tous les Marocains connaissent par cœur. Sauf moi.
Que faire ? Mon Dieu, que faire ? Il faut que j’improvise.
Il le faut, il le faut… Je n’ai pas d’autre choix.
Je baise la main de Hassan II. […] La paume de la main du Roi me sidère : ses lignes sont extraordinaires, des lignes comme je n’en ai jamais vu, des lignes longues, infinies. Je veux les lire. Je n’en ai pas le temps. Je mets mes lèvres dans cette paume immense, un monde à elle seule. J’y dépose trois baisers, rapides, sincères, ravis.
Mission accomplie ?
Pas vraiment. Il faut escalader le bras maintenant. Mais est-ce que j’ai bien baisé la main du Roi ? L’ai-je honorée comme il se doit ? Je n’en sais rien. Je me dis qu’il vaut mieux le savoir maintenant, sinon on ne me laissera pas aller plus haut, vers l’épaule en passant par le bras et le coude du Roi. Découvrir enfin l’odeur royale. La respirer. La mémoriser.
Je dois réfléchir. Vite. Vite.
Je réfléchis. Une seconde. Deux secondes.
Je jette un petit regard à droite. Je suis sauvé ? En effet, je le suis. Un des trois serviteurs noirs me montre qu’il faut que je retourne encore une fois la main et la baise sur le dos, trois fois.
Quel bonheur ! Je suis sauvé ! Je suis sauvé ! J’embrasse une dernière fois la main royale avec davantage de ferveur. Et je commence à remonter vers le bras.
Je jette un regard vers le serviteur qui vient de me sauver. Il a l’air catastrophé, il agite très nerveusement la tête. […]
Je cours sur le bras.
Je regarde de nouveau le serviteur noir qui m’a sauvé. Il vient vers moi. Il est hors de lui. Les deux autres aussi. Ils veulent sans doute m’empêcher de commettre une autre erreur, un autre crime. Ils veulent me jeter en prison.
Je cours plus vite qu’eux. Je suis arrivé.
À l’épaule de Hassan II.
Je l’embrasse trois fois très rapidement. Et je respire.
Ravi, je respire… Je respire…
Malheureusement, les serviteurs sont déjà sur moi.
Ils m’attrapent par le bras et m’éloignent violemment du corps du Roi. […]
Hassan II dit : «Laissez-le, laissez-le terminer…»
Je suis dans le bonheur, encore une fois. Plus que les autres fois.
On me relâche.
Je me jette littéralement sur le bras de Hassan II. Je l’escalade de nouveau. Je rejoins très vite l’épaule. Puis le cou. Et, dans ce creux, ce lieu si éloigné de moi, si inaccessible, sur la peau brune, je découvre enfin le parfum de mon roi.
C’est un parfum au vétiver. Un vétiver reconnaissable mais un vétiver à part, spécial. Sur mesure ?
C’est vert. C’est frais. Une forêt au printemps. C’est le cou du Roi. Je respire. J’inhale. J’enregistre. Et j’embrasse. Pas longtemps.
Le Roi dit : «Que Dieu te bénisse !»
J’ai réussi. Je veux chanter. Je veux danser. Je crie. Je saute. Je vole.
Je ferme les yeux. Je les ouvre. […] Le Roi dit : «Je suis content… Deuxième et dernière question. Ta dernière chance.»
Je ne comprends pas. […]
Le Roi dit : «En quelle année ai-je accédé au trône ?» Facile. Trop facile.
Je fixe le soleil. Je suis ébloui. Je le regarde longtemps. Je réponds, sûr de moi, fier de moi, ma vie a un sens, je suis béni : «Le 3 mars 1956, mon Roi.»
Hassan II éclate de rire. Pas les vieilles femmes, ni les serviteurs. Il rit la bouche grande ouverte, de tout son cœur. Il rit longtemps. Longtemps. Son rire finit par devenir contagieux. Je suis le premier à l’attraper, ce rire, cette fin, ce recommencement, cet exil.
Je ris. Moi aussi. Maintenant. Je réalise soudain mon erreur.
1956: c’est l’année de l’indépendance du Maroc. Hassan II est devenu roi cinq ans plus tard. Le 3 mars 1961.
Quelle erreur ! Quel malheur !
Mais je continue de rire, malgré moi. […] Je ne sais rien faire d’autre que cela : rire. Rire de moi.
Nous sommes deux à rire à présent. Le Roi et moi.
Soudain, je le savais, je m’y attendais, le sol s’ouvre sous mes pieds. Le Roi rit plus fort. La salle, toute la salle, l’imite alors.
Je tombe… Je tombe… Je tombe dans l’abîme. Je quitte la terre. Je rejoins les ténèbres pour toujours. Avant le monde. Le noir pour toujours. Je suis aveugle. Une voix m’accompagne dans cette chute interminable, cette mort seul. Vers l’enfer éternel.
«Bye-bye… Tu n’es plus marocain… Tu n’es plus marocain… Bye-bye… Tu n’as plus de père… Bye-bye… Tu n’as plus de père… Bye-bye… Tu n’as plus de Roi…» […]
Je continue pourtant de rire. Comme Hassan II. Exactement comme Hassan II.
© Seuil, 2010
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