L’alliance occidentale, victime des ambitions régionales d’Ankara
Finie, l’alliance privilégiée avec l’Occident ! Le gouvernement islamo-conservateur a entrepris de rééquilibrer sa diplomatie au profit du monde arabo-musulman. Moins par idéologie que par désir d’asseoir sa suprématie régionale. Mais l’opération n’est pas sans risques.
Toronto, Bruxelles, Bichkek (Kirghizistan) et Londres dans la même semaine… Depuis qu’il est devenu ministre des Affaires étrangères de Turquie, il y a un an, Ahmet Davutoglu multiplie les déplacements – une centaine, au total – à travers le monde. Sa mission : promouvoir sa vision de la Turquie comme puissance régionale. Ce n’est peut-être pas pour rien qu’il est originaire de Konya, le berceau des derviches tourneurs !
Son message n’a rien d’exceptionnel : à coups de chiffres et de dates, il expose sa conception d’un rapprochement « sans problème » de la Turquie avec ses voisins. Davutoglu a été médiateur dans divers conflits, des Balkans à Bagdad, et a mis à profit l’influence économique croissante de son pays pour se faire de nouveaux amis, comme le Brésil et la Russie, ou se rapprocher de vieux ennemis, comme la Syrie, l’Irak ou la Grèce.
Voir la carte des alliances régionales de la Turquie
Au cours des derniers mois, un hiatus est néanmoins apparu entre les aspirations régionales de la Turquie et ses traditionnelles alliances en Occident. L’échec du rapprochement avec l’Arménie l’a poussée à contrecarrer les démarches entreprises, aux États-Unis et ailleurs, par la diaspora arménienne en vue de faire reconnaître les massacres de 1915-1916 comme un génocide.
Et puis, en mai, l’armée israélienne a attaqué une flottille qui se rendait à Gaza sous pavillon turc, causant la mort de neuf personnes… La rupture des relations diplomatiques a été évitée, mais Davutoglu a prévenu que tout réchauffement était exclu tant qu’une enquête internationale n’aurait pas été diligentée [le 2 août, Israël a accepté de coopérer avec une commission d’enquête onusienne, NDLR]. Et tant que l’État hébreu n’aurait pas présenté des excuses aux familles des victimes.
Partenaire essentiel
Pour les États-Unis, c’est lors du vote à l’ONU de nouvelles sanctions contre l’Iran que l’évolution la plus nette de la position de la Turquie a été constatée. Vexée du mépris affiché par l’Occident pour l’accord sur le nucléaire que, de concert avec le Brésil, elle était parvenue à négocier avec la République islamique, elle ne s’est pas contentée de s’abstenir : elle a voté contre.
Reste que la Turquie est de plus en plus importante pour l’Occident. Elle est depuis longtemps membre de l’Otan, constitue un « corridor » indispensable à l’acheminement des hydrocarbures d’Asie centrale et constitue la preuve qu’un grand pays musulman peut concilier islam et démocratie. Enlisés dans deux guerres, les États-Unis ne peuvent pas se permettre de perdre ce partenaire essentiel à la stabilité de l’Irak et de l’Afghanistan.
Champion de la cause palestinienne, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a fini par éclipser Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, dans le cœur des Arabes. La volonté des responsables turcs d’affirmer leur indépendance vis-à-vis de Washington a renforcé leur crédibilité régionale. Ils sont, par exemple, plus écoutés à Bagdad depuis qu’ils ont refusé de laisser les Américains utiliser leur espace aérien pour envahir l’Irak, en 2003.
Du coup, la Turquie est de plus en plus considérée à Washington comme un partenaire peu fiable. Au Congrès, certains élus estiment que la dégradation de ses relations avec Israël est la preuve que son régime islamo-autoritaire incline à l’est. Pourtant, l’irruption de la Turquie dans le paysage géopolitique du Moyen-Orient ne devrait surprendre personne. Depuis la fin de la Guerre froide et des conflits dans les Balkans, Ankara cherche un rôle plus valorisant que celui de sentinelle de l’Otan aux portes de l’Orient. « La Turquie n’est pas un dossier, c’est un acteur, affirme Davutoglu. Nous l’étions en défendant l’Occident les armes à la main au sein de l’Otan ; nous le restons en promouvant pacifiquement les valeurs de l’Union européenne à l’est de la Méditerranée. »
La Turquie n’est pas seulement membre de l’Otan, elle préside également l’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui regroupe cinquante-sept États. C’est cette identité double qui contraint son gouvernement à se montrer actif dans la région. Pour lui, le bellicisme d’Israël, obsédé par le programme nucléaire iranien, constitue un vrai risque de conflit. D’où ses efforts de médiation entre Israël et, d’une part, la Syrie, de l’autre, les Palestiniens.
Il ne s’agit ni d’une manifestation de dépit face aux réticences des Européens à l’intégrer au sein de l’UE, ni d’un virage à l’est. Et pas davantage d’une hypothétique volonté du gouvernement AKP de se rapprocher des pays musulmans. Erdogan entend montrer qu’une Turquie confiante et dynamique doit avoir plusieurs cordes à son arc. « L’intégration au sein de l’UE reste notre objectif prioritaire », jure Davutoglu.
Dérapages verbaux
Pour certains analystes, la Turquie sera d’autant plus influente dans les pays arabes qu’elle conservera ses connexions et son identité occidentales. « Si les séries télévisées turques sont tellement regardées dans ces pays, estime Semih Idiz, éditorialiste au journal Milliyet, c’est justement parce qu’elles mettent en scène une conception de l’amour et de la liberté inconnue en terre musulmane. »
La question n’est donc pas de savoir si la Turquie glisse à l’est, mais si elle parviendra à accroître son influence dans la région en rééquilibrant ses alliances, anciennes et nouvelles.
Les résultats de cette politique sont, pour l’instant, mitigés. Au crédit de Davutoglu, on peut faire figurer le rapprochement avec la Syrie, l’établissement de relations cordiales avec les dirigeants kurdes du nord de l’Irak et les premiers pas vers une union douanière moyen-orientale. Mais la Turquie ne présume-t-elle pas de ses forces ? En raison de son opération conjointe avec le Brésil, les Occidentaux pourraient s’opposer à sa participation aux discussions sur le nucléaire iranien. Et elle a dû se retirer de la médiation entre Israël et la Syrie. Enfin, il est dommage que les tentatives de réconciliation avec l’Arménie et avec la Grèce n’aient pas abouti : cela aurait permis de démontrer que la Turquie ne s’intéresse pas au seul monde musulman.
Si l’engagement régional de la Turquie est cohérent, il est cependant fragilisé par les débordements périodiques d’Erdogan. S’adressant à Benyamin Netanyahou après l’attaque de la flottille, le chef du gouvernement avait par exemple cité, en hébreu, le commandement « Tu ne tueras point ». Puis laissé entendre qu’Israël soutiendrait la rébellion kurde en Turquie. À Washington, il se murmure aussi que, lors d’une rencontre avec Hillary Clinton, alors qu’il réclamait l’aide des États-Unis pour sécuriser la libération des militants de la flottille emprisonnés, Davutoglu aurait repoussé violemment la table et se serait mis à crier.
Ces effets scéniques visent généralement l’opinion nationale. Jusque dans les années 1990, la politique étrangère turque était mue par des considérations sécuritaires. Aujourd’hui, elle a intégré la crainte populaire d’une trop grande influence des pays étrangers, ainsi que son antiaméricanisme foncier.
« Ce que l’on observe à Washington, commente Omer Taspinar, de la Brookings Institution, ce n’est pas l’émergence d’une diplomatie islamiste, mais celle d’un gouvernement populiste, qui exploite les frustrations des Turcs vis-à-vis des États-Unis et de l’Europe. »
Cette attitude pourrait ruiner les chances de la Turquie de devenir véritablement influente. « Le monde s’offrait à eux sur un plateau, et ils ont choisi Gaza ! fulmine Soli Ozel, de l’université Bilgi, à Istanbul. Soumis aux pressions de la rue, turque et arabe, ils ont perdu le contrôle de la situation. »
Davutoglu devra bientôt revenir aux affaires nationales. Les nombreux raids lancés, à travers la frontière irakienne, par les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont été parmi les plus sanglants de ces dernières années. Plus le PKK est violent, plus la pression sur le gouvernement s’accroît pour qu’il s’assure l’aide de ses alliés. Ce dernier attend des États-Unis une aide militaire directe ; de l’UE, qu’elle tarisse les sources du financement du PKK ; et du gouvernement kurde du nord de l’Irak, qu’il déloge le PKK des montagnes où il a établi ses bases.
Le conflit avec les Kurdes pourrait donc conduire à un resserrement des liens avec l’Irak et les États-Unis. Davutoglu et Erdogan pourraient alors méditer cette bonne vieille maxime anglo-saxonne selon laquelle, en politique, tout est toujours local.
© Financial Times et Jeune Afrique 2010. Tous droits réservés.
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