Ces pirates qui ont pignon sur rue

Malgré l’adoption d’une nouvelle loi sur la propriété intellectuelle, la copie sauvage de CD, de DVD ou de logiciels reste un sport national.

Présentoir de DVD « made in Tunisia ». © Ons Abid

Présentoir de DVD « made in Tunisia ». © Ons Abid

Publié le 3 septembre 2010 Lecture : 5 minutes.

La Galerie 7, immeuble anodin au cœur de Tunis, abrite les boutiques de toutes les tentations pour les passionnés d’informatique et d’audiovisuel. Ici, aucun mot de passe, aucun enregistrement ne sont nécessaires pour avoir accès à la toute nouvelle version d’un logiciel, aux épisodes des séries télé à la mode, au dernier blockbuster hollywoodien ou aux jeux vidéo en tout genre. Bienvenue dans l’antre de la piraterie informatique… ayant pignon sur rue.

La trentaine de commerces qui proposent des produits similaires ne désemplissent pas. « Ici, les gens trouvent leur bonheur », explique Anis, un habitué des lieux. Étudiant en architecture, il crée aussi des sites web et vient se fournir en logiciels professionnels. « Je sais que ce sont des produits piratés, mais je ne peux pas me payer des programmes comme AutoCAD ou InDesign, ils coûtent trop cher, se justifie-t-il. Il me faudrait investir près de 4 000 euros en logiciels pour pouvoir travailler. Ça n’est pas dans mes moyens, alors qu’ici je les ai pour 5 euros. D’une certaine manière, je trouve presque normal de choisir des versions piratées, car les éditeurs s’en mettent plein les poches sur le dos des consommateurs et, avec de tels prix, ils créent une sélection par l’argent »

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Cette vision des choses est largement partagée par le grand public, qui se pose peu ou pas de questions quant aux droits d’auteur. Un vendeur de CD et de DVD tient à préciser : « Nous ne sommes pas de vrais hackers. Nous sommes des “craqueurs”, on repêche sur internet les logiciels, les films ou les codes qui débloquent les portables et les consoles de jeux. De toute manière, les originaux sont rares sur le marché tunisien, et, depuis la Tunisie, il est difficile de les acheter à l’étranger, donc on ne lèse personne »

Une culture héritée des années cassette

Les boutiques de gravure de CD et DVD, soit plus de 35 000 points de vente concentrés principalement dans les zones urbaines, constituent le plus grand réseau de distribution du pays. En 2008, une étude de l’association Business Software Alliance a classé la Tunisie en deuxième position dans le monde arabe en termes de piratage des logiciels, avec un taux de copie de 7 %, soit une perte directe de 48 millions de dollars (environ 39 millions d’euros), derrière l’Algérie (taux de piratage de 84 %) et devant le Liban (73 %).

Il faut dire que la Tunisie est en tête de peloton des pays arabes les plus friands de produits high-tech. De là à faire la part belle aux supports piratés, il n’y a qu’un pas, rapidement franchi par les consommateurs.

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La démarche relève d’une culture héritée des années cassette. En effet, dans les années 1970 et 1980, bien avant le tout-numérique, les Tunisiens se voyaient proposer, à chaque coin de rue et pour l’équivalent de 1 euro pièce, des cassettes de tous les grands artistes orientaux et occidentaux largement diffusées par les maisons d’enregistrement locales sans qu’il y ait pour autant de contrats avec les auteurs. Aujourd’hui, ces étals ont fait place à des points de vente tenus par des jeunes férus d’informatique et sont enregistrés on ne peut plus régulièrement comme commerces. Ce qui permet à Chiheb, patron d’une boutique de gravure, d’affirmer qu’il ne fait pas de contrefaçon : « Je n’imite rien, je copie ce qui circule sur internet. Mon magasin est comme une photocopieuse : il n’est pas interdit de photocopier, d’autant que mes clients en font un usage privé. » Un argument qui joue sur les termes de la loi 2009-33 de juin 2009, laquelle autorise « la reproduction de l’œuvre destinée à l’usage privé », mais qui a tout de même comblé les insuffisances des textes précédents en intégrant les œuvres numériques et les logiciels au titre des droits moraux et patrimoniaux de l’auteur. Toute utilisation des œuvres protégées, rendues accessibles au public sans autorisation de l’auteur ni contrepartie, est considérée comme illégale. Elle est passible d’une amende de 1 000 à 50 000 dinars (de 520 à 26 000 euros). En cas de récidive, l’amende est doublée et peut être assortie d’une peine allant de un mois à un an de prison.

Dans les grandes surfaces aussi

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Ces nouvelles dispositions ont fait l’objet d’une campagne de sensibilisation, sans toutefois freiner l’ardeur des pirates, qui ne se sentent pas vraiment menacés. Même les grandes surfaces, à l’exception de Carrefour, présentent, elles aussi, un rayon audiovisuel bien fourni en copies « made in Tunisia ». Certains font leur beurre avec l’audio, domaine dans lequel les psalmodies du Coran et les compilations de chanteurs orientaux ont les faveurs du public, tandis que le célèbre marché Moncef Bey, à Tunis, reste le haut lieu du « craquage » des codes d’accès aux chaînes satellitaires payantes. Les commerçants ont contourné les systèmes de contrôle des télévisions numériques en distribuant la Dreambox avec mises à jour automatiques des codes d’accès, pour 80 euros par an. Mais ils devront très vite se reconvertir. À partir d’octobre 2010, le bouquet de chaînes de Canal Overseas et celui d’Al-Jazira, seront accessibles, en toute légalité, pour 110 euros par an…

Marketing en ligne

Non contents d’afficher leur activité, les pirates font tranquillement leur marketing sur internet. Les abonnés des fournisseurs d’accès tunisiens reçoivent ainsi régulièrement, par courriel, des mises à jour sur les dernières nouveautés disponibles. C’est ainsi qu’un club DVD d’Ennasr, à Tunis, doté d’un impressionnant catalogue en ligne et d’un service de livraison à domicile, a mis dans le mille en commercialisant une copie du film Avatar, de James Cameron, et en proposant pour 1,50 euro l’intégrale de la dernière saison de la série Lost en version originale sous-titrée. Chaque fin de semaine, son carnet de commandes déborde, et le club gagne largement de quoi payer trois employés et son loyer. « Tout est question de synchronisation, explique le propriétaire, qui se considère comme un jeune entrepreneur. Succès planétaires et prix populaires font que les gens peuvent encore aimer le cinéma. Le marché tunisien est si petit qu’il n’est même pas pris en compte par les distributeurs ! » Et de conclure avec philosophie : « Les gens acceptent le piratage parce qu’il n’y a pas d’autre offre, alors qu’on est en pleine mondialisation de la culture. »

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