Sur la route de l’indépendance

Nul doute que la province choisira de faire sécession  à l’issue du référendum de janvier 2011. Les habitants du Sud attendent depuis un demi-siècle une liberté à laquelle le président El-Béchir semble s’être finalement résigné. Mais six mois ne suffiront pas à faire de cette région pauvre et instable un État. Reportage.

Juba tente de rattraper, en quelques mois, un retard de près de cinquante ans. © Sipa/AP

Juba tente de rattraper, en quelques mois, un retard de près de cinquante ans. © Sipa/AP

Publié le 2 septembre 2010 Lecture : 6 minutes.

Sur la plaque minéralogique de la moto chinoise du lieutenant Thomas Bakata, le drapeau d’un pays qui, officiellement, n’existe pas encore : le Sud-Soudan. Kalachnikov à l’épaule et fausses Ray-Ban sur le nez, Bakata a rejoint la guérilla sudiste de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) quand il avait 18 ans. « Cette terre est à nous, nous nous sommes battus pour elle pendant des années, comme l’avaient fait nos pères. » Nous sommes sur la route qui relie Yei, ville située à la frontière avec la République démocratique du Congo, à Juba. Impossible, pour l’instant, d’aller plus loin. Devant nous, les experts d’une société de déminage tentent de désamorcer les explosifs dissimulés sous la chaussée, vestiges des années de guerre civile.

Me voici finalement à Juba, future capitale du Sud-Soudan, à cheval sur le Nil blanc. C’est une ville en plein essor dans une région qu’on appelle aussi « le Sud sauvage ». Ici, pas d’eau courante. L’électricité est produite par des générateurs individuels. Jusqu’à l’année dernière, il n’y avait que 6 km de routes goudronnées. Pourtant, depuis 2005, la ville voit défiler de nombreux étrangers : des employés de l’ONU en chemise bien repassée, des travailleurs humanitaires au grand cœur, des consultants, porte-document sous le bras… Attirés par son atmosphère quasi désespérée, ils ont contribué à façonner une ville mouvante et insaisissable.

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La région est aussi la terre ancestrale du peuple bari, et l’on peut, au détour d’une rue, tomber sur des huttes tukul, avec leurs murs en glaise et leur toit de paille. Juba est comme ça. Elle tient à la fois de l’ère préindustrielle et du XXIe siècle, avec un grand trou entre les deux : le XXe siècle. On y croise des femmes qui vont puiser de l’eau à la rivière et des 4×4 dernier cri. On y trouve des téléphones portables 3G, mais pas de lignes de téléphone fixe. Et puis il y a du pétrole, beaucoup de pétrole. Le brut contribue à hauteur de 98 % des recettes de la province (hors aide extérieure). Le Sud-Soudan n’existe pas encore qu’il est déjà extrêmement dépendant de son sous-sol.

Jaloux

Pendant la guerre civile, les villes étaient des garnisons tenues par Khartoum et l’économie était dirigée par des commerçants religieux du Nord. Ils ont fui en 2005, après l’accord de paix, et ce sont des entrepreneurs étrangers qui ont pris leur place : des revendeurs d’acier ougandais, un marchand d’eau minérale chinois, des propriétaires d’hôtels érythréens, un cultivateur canadien… Ils ont mis la région au travail, réalisant au passage de confortables bénéfices, mais les gens du coin ont été vite jaloux de l’argent qu’ils gagnaient. Evan Hadjimichael, un restaurateur né en Égypte, explique qu’ici « tout le monde veut se faire du fric rapidement » à cause de l’instabilité politique. Mais que se passera-t-il après le référendum de 2011 ? Yar Manoa Majek, entrepreneuse dans le bâtiment et membre de la chambre de commerce, regrette qu’à Juba personne n’investisse à long terme : « Est-ce que les bénéfices vont rester ici ? Non, toutes les semaines ils prennent l’argent et l’envoient à l’étranger par Western Union. Ce n’est pas cela qui va servir l’économie. »

Pendant la guerre civile, le temps s’était comme arrêté. Le Sud-Soudan tente maintenant de rattraper, en quelques années, un retard de près de cinquante ans. Pas facile : ce sont les mentalités qu’il faut faire évoluer. Ici, les terres sont fertiles, mais à la saison des mangues, les fruits tombés pourrissent sous les arbres et une odeur lourde envahit des régions entières. Et pendant ce temps, à Juba, les expatriés boivent du jus de mangue importé d’Ouganda. « Les gens ne tirent aucune fierté à développer leurs propres activités. C’est une culture de dépendance qui règne », explique Suzanne Jambo, secrétaire aux relations extérieures du SPLM, l’aile politique de l’ancien SPLA.

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Ainsi, la région demeure très dépendante de l’aide étrangère, qui pourvoit à 85 % des services d’éducation et de santé ; près de 1,5 million de personnes bénéficient d’une assistance alimentaire. Mais si l’ONU et les ONG ont sauvé la vie de centaines de milliers de Soudanais, elles ont aussi fortement handicapé l’agriculture.

Défouloir

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Les anciens rebelles entrés en politique ont créé une armée de 300 000 fonctionnaires, faisant du secteur public un parfait outil du clientélisme. Il y a des chauffeurs sans voiture et des écoles avec plus d’agents d’entretien que d’enseignants. À l’hôpital universitaire de Juba, les sages-femmes amatrices sont pleines de bonne volonté mais paniquent dès qu’un accouchement présente des complications. Les médecins manquent et les tragédies sont quotidiennes. Mais au fond, il n’y a là rien d’étonnant : le Sud-Soudan compte à peine une centaine d’infirmières diplômées.

La région a reçu 2 milliards de dollars d’aide depuis 2005, mais les autorités ont préféré construire plutôt que d’investir dans l’accès à l’eau ou à l’éducation. Elles n’ont pas su éviter deux écueils de l’aide étrangère : la réflexion à court terme, et le manque d’adaptation aux spécificités locales. Pour Allan Duncan, ancien travailleur humanitaire aujourd’hui conseiller auprès du gouvernement du Sud, « les gens attendaient trop, trop vite. Cela ne se fera pas en dix ans. Quant aux donateurs et aux ONG, ils ont limité leur horizon au référendum. On ne s’est pas soucié de construire des institutions pour l’après-2011 ». La Banque mondiale fait, dans ce contexte, office de défouloir : elle a choisi d’intervenir en zone post-conflit sans en avoir l’expérience, a eu du mal à trouver des gens qualifiés à envoyer sur place, et a demandé le respect de critères ridiculement exigeants pour un endroit comme Juba.

Dans un restaurant de la ville, j’ai rencontré Philip Achuoth. L’homme ne sourit pas quand il raconte son enfance, dans les camps de réfugiés, et les morts, abandonnés sur le bord de la route. Il était un « enfant perdu », comme le Sud-Soudan en compte des milliers. Il a parcouru des centaines de kilomètres pour échapper aux violences, a perdu la trace de sa famille, et a vu ses amis tomber sous les bombes, sous les coups des miliciens arabes ou sous les crocs des lions. Lui aussi s’inquiète pour le Sud-Soudan. Il est ulcéré par le copinage, la corruption et l’inaction du gouvernement : « Rien n’a été fait. »

Le sentiment est largement répandu, mais la classe politique, unie dans son désir d’indépendance, est minée par des divisions internes. La méfiance est partout. Il y a ceux qui sont partisans d’une coopération avec Khartoum après l’indépendance, et ceux qui s’y opposent. Ceux qui ont rallié le SPLM et ceux qui, même pendant la guerre civile, l’ont combattu. Il y a les chefs dinkas, l’ethnie majoritaire dans le Sud, et les Nuers, dont font partie le vice-président et l’un des chefs de l’armée. L’année dernière, des violences ethniques ont causé la mort de plus de 2 000 personnes dans des batailles pour le contrôle de l’eau, du bétail ou des pâturages. Même entre ceux qui, durant la guerre, vivaient dans les villes contrôlées par le Nord et ceux qui habitaient les zones tenues par la rébellion, la tension est palpable

Les Sud-Soudanais vont devoir définir eux-mêmes leurs intérêts et leur identité. Achuoth, le garçon perdu, ne veut voir personne « vivre la même chose que lui ». « Il faut que, à la fin, cette lutte de libération ait donné quelque chose de bien. »

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