Petit ménage ou grande lessive ?
Administration, armée, filière café-cacao… Le président dit vouloir moraliser la vie publique. Sans toucher aux caciques du pouvoir, dont il ne peut se passer avant l’élection du 31 octobre. Ni s’en prendre à l’opposition, sous peine de durcir la bataille.
Jamais la Côte d’Ivoire n’a connu une opération mains propres d’une telle envergure. Depuis deux ans, le président Laurent Gbagbo a initié une véritable croisade pour la moralisation de la vie publique en mobilisant tous les ressorts de la justice civile et militaire. Tous les secteurs sont passés au peigne fin, de l’administration à l’armée en passant par la très stratégique filière du café-cacao. Pour mener à bien son combat, le chef de l’État mobilise les agents de l’inspection générale et saisit régulièrement le procureur de la République, Raymond Tchimou, et son homologue militaire, Ange Kessy Kouamé. La presse exhume les comptes rendus des auditions et se délecte du détail des arrestations des barons du régime.
« Le temps est venu d’une gouvernance publique profondément remaniée, honnête et efficace», a rappelé le président, le 6 août, à Abidjan, dans son discours à la nation. À moins de trois mois du premier tour de la présidentielle, prévu le 31 octobre, le candidat Gbagbo, qui brigue un deuxième mandat, affiche toujours la même détermination. Mais jusqu’où ira-t-il ? Arrivé au pouvoir en octobre 2000, Laurent Gbagbo n’a revêtu que tardivement les habits du chevalier blanc. Il l’a d’ailleurs reconnu en 2008 : « Mon premier combat était d’arrêter la guerre. Elle est finie. Il faut maintenant chasser les corrompus et les corrupteurs. »
Plantureuses compagnes
Et la tâche s’annonce difficile. Dès l’accession de leur poulain à la présidence, en 2000, certains dignitaires du Front populaire ivoirien (FPI) ont considéré que l’heure était venue de « manger ». La situation ne s’arrange pas avec la signature des accords de Marcoussis, en janvier 2003 : la faiblesse du chef de l’État, tout entier préoccupé par sa survie politique, accentue les dérives jusque dans les rangs de l’opposition.
Les dirigeants de la filière café-cacao, qui ont soutenu l’effort de guerre de Gbagbo, y ont vu un blanc-seing pour sortir de la légalité. La justice leur reproche aujourd’hui d’avoir détourné une grande partie des fonds destinés aux producteurs. Le préjudice pourrait s’élever à plus de 150 milliards de F CFA (229 millions d’euros). C’est l’époque où Lucien Tapé Do, président de la Bourse du café-cacao (BCC), s’affichait en public avec de plantureuses compagnes. L’époque, aussi, où Angéline Kili, présidente du Fonds de régulation et de contrôle (FRC), tendait la joue au chef de l’État pour recevoir son « bibi ».
Mais la complicité initiale des dirigeants de la filière a vite laissé la place aux rivalités politiques et financières : les responsables n’hésitaient plus à s’invectiver par médias interposés, à faire descendre leurs partisans dans la rue, chacun revendiquant haut et fort l’appui du président.
Après leur avoir répété que l’argent n’aimait pas le bruit, c’est un Gbagbo excédé qui, en octobre 2007, saisit Raymond Tchimou pour diligenter une enquête sur les malversations. Trois ans plus tard, une trentaine de dirigeants croupissent toujours en prison dans l’attente d’un procès que l’on dit imminent. Début 2010, une énième délégation de membres du FPI est allée plaider leur cause. Réponse du chef de l’État, agacé : « J’ai dit au procureur que même si ma mère était impliquée, il fallait qu’on l’arrête. »
Extorsion de fonds
À la présidence aussi, c’est l’heure du grand ménage. En mai 2008, Gbagbo se débarrasse de plusieurs collaborateurs, dont son directeur du protocole, le sémillant Eugène Allou Wanyou, qui a payé pour son train de vie et sa proximité avec la seconde épouse du président, Nady Bamba. Avec son parc automobile, de la Porsche à la Mercedes, ce Bété du Centre-Ouest avait fini par détonner dans une Côte d’Ivoire confrontée aux émeutes de la faim. En février 2009, un autre scandale éclate au Palais. Cette fois, ce sont des agents de l’État qui ont monté un système d’extorsion de fonds à partir d’emplois fictifs, le tout pour 52 millions de F CFA par mois, payés par le contribuable. Le réseau de faussaires est démantelé, et les autorités ont depuis lancé une opération de recensement des fonctionnaires. À la même époque, le président se débarrasse aussi d’une de ses secrétaires, Émilienne Gomé Gnohité, coupable d’escroquerie.
Et Laurent Gbagbo ne s’arrête pas là. En février dernier, il profite d’un remaniement pour se séparer de deux de ses ministres : Emmanuel Léon Monnet (Mines et Énergie) et Hubert Oulaye (Fonction publique). Au premier, il reproche de ne pas avoir su enrayer les délestages électriques. Au second, de ne pas avoir su endiguer la corruption des agents chargés des concours de la fonction publique – un dossier qui tenait à cœur aux Ivoiriens. Sept directeurs centraux, dont celui de l’École nationale d’administration (Ena) et celui des concours et examens de la fonction publique, ont également été remplacés.
Au sein de l’armée, l’enquête diligentée par Ange Kessy Kouamé fait aussi des ravages. Entre juin et août, les colonels Mongomin N’Golé et Bosso Brou, l’adjudant Jean-Louis Gbaguidi Kouakou et le sergent-chef Berthé Nanourou ont tous été mis aux arrêts et transférés à la Maison d’arrêt militaire d’Abidjan. La justice les soupçonne d’avoir détourné 4 milliards de F CFA du Fonds de prévoyance militaire. Le général Philippe Mangou, chef d’état-major de l’armée, a bien tenté d’intercéder en leur faveur, mais le procureur s’est montré inflexible.
La grande purge semble loin d’être terminée. Des audits sont en cours dans le secteur des mines et de l’énergie et à la tête des grandes régies de l’État. Au cours du mois de juin, Paul David N’Zi, directeur de cabinet du président, a entendu tous les grands DG de sociétés publiques. À l’issue de son audition, Jean Likané, le directeur général de la Société de développement minier de Côte d’Ivoire (Sodemi), a été limogé. Le président a aussi commandé une enquête à l’inspection générale d’État sur la gestion des affaires au sein des ministères de la Construction, du Commerce, des Infrastructures et des Nouvelles Technologies de l’information et de la communication. Les conclusions lui auraient été remises en juin. Qu’en fera-t-il ? Difficile à dire.
« Mr. Propre »
Depuis le lancement de sa croisade, les médias affublent le chef de l’État du surnom de « justicier », de « Mr. Propre » ou en encore de « chevalier blanc ». Mais cela ne convainc pas l’opposition, qui n’y voit que du marketing politique. « Le poisson pourrit toujours par la tête, s’emporte Anne Désirée Ouloto, porte-parole d’Alassane Ouattara. Le président est mouillé dans beaucoup de malversations qu’il dénonce. Son régime est basé sur le népotisme et le clientélisme. » Même son de cloche du côté du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), où l’on dénonce des opérations de diversion destinées à faire oublier les vrais enjeux électoraux.
Des arguments battus en brèche par un des conseillers du président, qui préfère garder l’anonymat. « Ne pensez surtout pas qu’il s’agit d’une opération de charme, explique-t-il. C’est la manifestation d’une ligne de conduite éthique et politique. On ne sert pas son pays pour s’enrichir personnellement. » Dans l’entourage du chef de l’État, on se plaît à rappeler que, dans les années 1980 et 1990, alors qu’il appartenait encore à l’opposition, Laurent Gbagbo avait régulièrement dénoncé les détournements sous les présidences d’Houphouët-Boigny et d’Henri Konan Bédié. Il promet aujourd’hui, s’il est réélu, de créer une commission de lutte contre la corruption et de revoir les règles de recrutement et de promotion dans la fonction publique. Le candidat Gbagbo se sait très attendu sur le sujet. Par les électeurs, bien sûr, mais aussi par les bailleurs de fonds, qui apportent un soutien massif pour la sortie de crise et qui lui font miroiter une forte annulation de dette s’il continue de faire le ménage.
Ira-t-il jusqu’à faire tomber les caciques du FPI ? C’est moins sûr. Le ministre de l’Intérieur, Désiré Tagro, a récemment été blanchi des accusations de détournement et de corruption qui pesaient sur lui, au terme d’une enquête de justice qualifiée d’expéditive. « Gbagbo doit tenir compte des forces vives engagées dans sa campagne, explique l’un de ses proches. Il peut faire tomber les seconds couteaux, mais ce serait suicidaire de se séparer des personnalités qui lui apportent des voix et des financements de campagne. » Et pour les ministres de l’opposition soupçonnés de s’être servis lors de leur passage au gouvernement ? « Je ne vois pas le président s’attaquer à eux maintenant. Ce serait la guerre ouverte avec l’opposition à l’approche du scrutin. »
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