Le petit Mabanckou de Pointe-Noire
Dans son neuvième roman, Demain j’aurai vingt ans, qui paraîtra le 19 août aux éditions Gallimard, l’écrivain franco-congolais raconte une enfance ponténégrine. Extraits.
Congo, l’âge de raison
Alain Mabanckou n’est pas peu fier. Lui qui estime que « le danger pour l’écrivain noir est de s’enfermer dans sa “noirceur”, comme dirait Frantz Fanon », répète à l’envi qu’il est le premier romancier d’Afrique subsaharienne à être publié dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard. Pour son neuvième roman, Demain j’aurai vingt ans (à paraître le 19 août), le Prix Renaudot 2006 (Mémoires de porc-épic) a rassemblé ses souvenirs d’enfance pour concocter un roman amplement autobiographique.
Dans une verve emplie de fausse naïveté, de poésie truculente et de formules savoureuses, l’écrivain franco-congolais narre, à la manière du Petit Nicolas de René Goscinny, les aventures d’un gosse de Pointe-Noire d’une dizaine d’années.
Le petit Michel grandit auprès de sa mère, une Maman Pauline vendeuse d’arachides au bagout acéré et aux tenues affriolantes (elle affectionne tout particulièrement un pantalon orange scintillant des plus moulants). Son père adoptif, Papa Roger, réceptionniste au grand hôtel Victory Palace, dort un jour chez eux, le lendemain chez Maman Martine, avec laquelle il a sept enfants. C’est l’époque des premiers émois amoureux : « Mon cœur est en train de tomber dans mon estomac », s’étonne Michel lorsque Caroline (la sœur de Lounès, son meilleur ami) lui dit rêver d’un futur partagé, avec une voiture rouge à cinq places, deux beaux enfants et un petit chien blanc.
Mabanckou dessine un Congo indépendant depuis une dizaine d’années, entre débrouillardise et résilience, qu’il peuple de personnages hauts en couleur. Il y a Tonton René, marxiste convaincu, qui allie parfaitement communisme et affaires ; Yeza, le menuisier qui fabrique des cercueils en pagaille ; sa Sœur-Étoile et sa Sœur-Sans-Nom, mortes avant même d’être nées ; Geneviève, la petite amie de son demi-frère Yaya Gaston, qui a « une fourmi dans l’œil » quand ce dernier la trompe. Sans oublier le terrible Mabelé « aux genoux comme des ignames qui ont mal poussé dans la forêt du Mayombe » ; Maximilien, son petit frère de 6 ans et qui n’est peut-être pas aussi idiot que tout le monde le pense ; Roger Guy Folly, la Voix de l’Amérique…
Dans le monde de Michel, les adultes se battent au quotidien pour la survie de leur famille. Ce sont les « condamnés de la Terre », ces « forcés de la faim » que les capitalistes ne rassasient jamais complètement pour les obliger à revenir travailler. C’est un monde injuste qui accuse un gamin de 10 ans d’« avoir fermé le ventre » de sa mère pour qu’elle n’ait pas d’autres enfants. Mais tous, adultes et enfants, gardent en eux cette folle énergie de l’optimisme et de l’espoir d’un avenir meilleur, qui leur permet de tenir debout et de s’aménager des moments de bonheur.
Retour, en compagnie du petit Michel, sur le Congo des années 1970.
Demain j’aurai vingt ans, d’Alain Mabanckou, Gallimard, 384 pages, 21 euros, parution le 19 août.
BONNES FEUILLES
Papa Roger n’aime pas les militaires…
Papa Roger n’aime pas les militaires et il croit que les nôtres ont toujours faim. On dirait que la dernière fois qu’ils ont mangé, ça date d’un siècle et dix jours. C’est pas des militaires comme les nôtres qui peuvent faire la guerre si les Zaïrois nous attaquent à cinq heures du matin pour prendre notre pétrole et notre océan Atlantique avec les gros poissons qui habitent dedans et qui, normalement, nous appartiennent aussi. Nos militaires à nous sont trop maigres, ils ne font pas l’éducation physique comme les militaires américains ou russes qui sont chaque fois en train de s’entraîner parce qu’ils savent que la guerre mondiale arrive brusquement et quand elle arrive tu n’as pas le temps de dire : attendez-moi, je vais d’abord faire pipi avant d’aller me battre.
Papa Roger croit aussi que si nos militaires ne font pas de sport c’est parce qu’ils se disent que c’est pas demain que nous serons en guerre et que de toute façon s’il y a une guerre c’est pas un petit pays comme le Congo qui peut la gagner. Donc nos militaires c’est des gens qui ont des galons pour rien. C’est des gens qui n’ont jamais combattu dans une vraie guerre. Et quand on leur promet de nouvelles tenues militaires, des grades, des casiers de bières qui viennent de l’étranger et un gros salaire, ils acceptent de faire le coup d’État avec n’importe quel bandit pour tuer les immortels alors que c’est interdit.
Notre président a tout compris et c’est pour ça qu’il a décidé d’être lui-même Premier ministre, ministre de la Défense et président du Parti congolais du travail. S’il a aussi décidé que c’est lui le président du PCT, c’est parce que, comme le répète tonton René, pour être président de la République, c’est pas sorcier, il faut d’abord être le chef du PCT. Et c’est le PCT qui choisit le président parce que nous on ne veut pas perdre du temps dans les élections comme en Europe où on va jusqu’à demander au peuple de choisir celui qui sera le président de la République. Est-ce que c’est sérieux, ça ? On ne va pas quand même demander aux gens de choisir un président ! Et s’ils se trompent qu’est-ce qui va se passer après, hein ? Le pays risque d’être par terre. Or les membres du PCT ne se sont jamais trompés. C’est donc normal que ce soient eux qui choisissent pour nous le président de la République. D’ailleurs le président nous rappelle dans ses discours que les élections que les Blancs aiment et nous commandent aussi de faire c’est pas bon parce que c’est ça qui fait traîner la Révolution. Notre pays est trop en retard, on est pressé, il faut qu’on rattrape l’Europe et on ne peut pas rattraper l’Europe si on passe des jours et des jours à demander aux gens de choisir un président de la République. Tout le monde ne pourra pas voter de toute façon. Certains ne seront même pas là le jour en question parce qu’ils auront mal aux dents et seront chez le dentiste. D’autres encore iront s’occuper de leurs plantations ou mourront du paludisme ou de la maladie du sommeil. Et puis c’est pas gentil de dire aux vieux d’aller voter alors qu’ils sont fatigués et ont le droit de se reposer.
Moi je ne suis pas d’accord avec Lounès, lui qui pense que si notre président est un dictateur c’est parce qu’il est militaire. Je suis sûr que dans beaucoup de pays du monde il y a des dictateurs qui ne sont pas des militaires. Je m’en fous donc que notre président soit militaire, ce qui m’énerve c’est seulement quand il raconte qu’il a été envoyé par Dieu en personne. Or si Dieu voulait envoyer quelqu’un pour être président chez nous il aurait envoyé son fils Jésus puisqu’il l’a déjà fait pour sauver les hommes sur Terre. En tout cas, c’est ce que le prêtre dit le dimanche à l’église Saint-Jean-Bosco.
Quand le président nous explique qu’il a été envoyé par Dieu en personne, les gens le croient sans d’abord vérifier si c’est vrai ou si c’est pas vrai. Et nous, comme des moutons du Grand Marché, on apprend ses discours à l’école parce que soi-disant ce qu’il dit c’est pour notre bien, ça vient directement de Dieu. On apprend son histoire glorieuse qui raconte comment il a combattu les ennemis de la Révolution dans le nord du pays, comment il a massacré tout seul ces ennemis qui avaient volé le tank de notre armée et se préparaient à bombarder le nord du pays avant de descendre jusqu’au sud pour bombarder aussi les petits villages, y compris les animaux des pauvres paysans. Il fallait vite retrouver ce tank, le seul que les Français nous avaient laissé après l’Indépendance. Les Français nous aimaient bien et nous aussi on les aimait bien. Ils nous aiment encore aujourd’hui parce qu’ils continuent à bien s’occuper de notre pétrole qui est dans la mer de Pointe-Noire sinon nous autres on va le gaspiller ou le vendre aux Américains qui en ont besoin pour faire marcher leurs grosses voitures.
Et il paraît que c’est lui, notre président, comme il est né invincible, qui est allé dans la bataille à l’époque où il n’était qu’un soldat. Et qu’il ne savait pas que c’était écrit sur les lignes de sa main droite qu’il va devenir président après une bataille contre les ennemis de la Révolution. Donc le voilà qui est arrivé jusqu’au nord du pays sur une vieille Vespa, puis il s’est tellement bien déguisé qu’on ne pouvait pas savoir si c’était un militaire qui était là ou si c’était de l’herbe qui bougeait à cause du vent. Il a rampé, il a nagé, il est monté dans les arbres. Et il est tombé sur ces centaines d’ennemis de la Révolution regroupés au bord d’une rivière pour étudier comment nous éliminer en moins de vingt-quatre heures. Le futur président a poussé un cri de guerre et a commencé à les mitrailler les yeux fermés. Il tirait plus vite que Lucky Luke. Et quand il n’y avait plus de balles dans son arme les esprits de nos ancêtres lui en donnaient en pagaille. Même qu’à un moment les esprits de nos ancêtres aussi n’avaient plus de balles. Le futur président est allé se cacher dans un champ de maïs où il est tombé sur un vieillard de l’ethnie bembée qui n’avait plus qu’une seule dent et qui lui a dit de charger des graines de maïs dans son arme. Il ne croyait pas à ces mensonges, mais il n’avait pas le choix parce que les ennemis venaient en masse derrière lui. Le voilà qui a chargé quand même son arme avec ces graines de maïs. Quand il tirait les graines éclataient on dirait des grenades de la guerre mondiale. Et il tirait, il tirait, il tirait pendant que les ennemis de la Nation tombaient les uns après les autres et mouraient comme des rats. Le futur président a finalement retrouvé où ces gens avaient caché notre joli tank français. Le tank marchait encore, les adversaires de la Révolution ne l’avaient pas utilisé. Notre futur président est alors revenu avec le tank qu’il conduisait lui-même, et la population l’applaudissait, lui donnait des fleurs au moment où il entrait dans le stade de la Révolution avec le tank.
Dès qu’il est devenu président de la République, comme il était désormais un héros national grâce à ce tank, il a écrit un très gros livre qu’on lit au collège, au lycée et à l’université. Nous, on nous lit que quelques bouts parce que notre cerveau est encore trop petit mais on le lira de la première à la dernière page quand on arrivera au collège.
Le garçon, Alain Mabanckou (à g.), a grandi dans la capitale économique du pays comme son personnage Michel.
Il pose (à dr.) entre sa mère (Maman Pauline), commerçante, et son père (Papa Roger), réceptionniste au Victory Palace.
© D.R.
… Et Papa Wemba s’habille en cuir noir
Le concert vient de débuter. Donatien court vers le mur du Joli Soir et écarte le garçon qui est le premier de la ligne. Il enlève un contreplaqué collé à ce mur, et là je découvre qu’il y a un petit trou entre deux briques.
C’est grâce à ce trou qu’on va voir Papa Wemba, me dit Maximilien.
– Quoi ? C’est un tout petit trou !
– Oui, mais on peut quand même voir ce qui se passe dans le bar ! Il faut regarder avec un seul œil et tu verras très bien, crois-moi. Si un œil est fatigué, tu vois avec l’autre œil.
Il colle sa bouche dans mon oreille et me souffle :
– Tu as vu ces dix garçons qui sont en ligne devant nous ? Eh bien, ils vont rater Papa Wemba !
– Ah bon ?
– C’est des nouveaux, ces garçons, et ça se sent. Ils ne savent pas que le chef d’orchestre n’arrive jamais le premier, il sera là plus tard parce que lui c’est le musicien le plus important. Donc ces garçons ne vont voir que les autres musiciens de Papa Wemba parce que, après dix minutes, Donatien va leur demander qu’ils laissent la place aux autres. Et nous, comme on est onzième et douzième, on va arriver devant le trou au moment où Papa Wemba va prendre le micro pour chanter !
Ce Maximilien est vraiment très intelligent ! Comment il sait ces choses alors que quand on le commande à la maison il joue à l’idiot, et nous tous on se moque de lui ? Quand je pense encore qu’il prenait Lounès pour un géant qui venait me boxer, je ne comprends plus rien. Plus rien du tout.
Après plus d’une heure et demie à rester comme ça dans la ligne, Donatien vient nous faire signe. C’est notre tour d’aller vers le trou.
Maximilien me conseille :
– Tu as dix minutes, moi j’ai dix minutes, ça fait au total vingt minutes pour nous deux. Mais on va diviser ces vingt minutes par quatre : toi tu regardes cinq minutes, moi je regarde cinq minutes, comme ça chacun va regarder quatre fois. Et quand tu regardes, tu me racontes ce qui se passe, moi aussi quand je regarde je te raconte ce qui se passe, on est d’accord ?
– D’accord.
– Alors vas-y toi d’abord.
Je me courbe. Même si le trou est petit, on peut bien voir ce qui se passe dans le bar car Papa Wemba est juste en face de moi et son orchestre est derrière lui.
Le chanteur-compositeur congolais, Papa Wemba.
© D.R.
J’explique à Maximilien ce que je vois. Je lui dis que Papa Wemba est arrivé, qu’il est habillé en cuir noir des pieds à la tête, qu’il vient prendre le micro, qu’il chante en fermant les yeux et qu’il transpire déjà de partout. Des couples dansent très collés et très serrés. Ils bougent d’un bout à l’autre de la piste. Quand ils dansent en face de moi, je les vois. Mais quand ils vont à gauche ou à droite je ne les vois plus, même si je tourne bien l’œil comme un caméléon. Parfois il y a des couples qui me gênent parce qu’ils dansent trop près de mon œil. Le derrière de la femme est tellement énorme qu’on dirait que c’est un deuxième mur qui est en face de moi. Je dois trouver un long fil de fer et piquer le gros derrière de cette femme qui m’empêche de bien voir Papa Wemba. D’un autre côté, je ne veux pas le piquer parce que ce derrière en question bouge au rythme de la musique et ça me donne envie de danser. Lorsque le batteur frappe très fort son instrument, le derrière de la femme rebondit comme une graine de maïs dans une poêle avec de l’huile chaude. Et moi j’ai envie de rigoler, je ne savais pas qu’on pouvait danser comme une graine de maïs jetée dans une huile brûlante. Il y a un homme au fond là-bas qui serre trop fort une femme en jupe très courte. Il a mis sa tête au milieu des seins de cette femme et a fermé ses yeux on dirait un bébé qui a fini de boire son biberon et qui dort profondément. Chaque fois que la femme respire la tête de l’homme bouge au rythme de la musique et je me mets moi aussi à danser, à imaginer que c’est moi qui ai posé ma tête entre les seins de cette femme en jupe très courte, que j’ai fermé les yeux et que je dors profondément sur la poitrine de cette femme comme un bébé qui a fini de boire son biberon. Or cette femme-là peut être ma mère, donc il ne faut pas que je pense à des choses de ce genre. Je dois plutôt imaginer que cette femme-là est une fille de mon âge. Alors je pense à la poitrine de Caroline. Mais Caroline n’a pas encore des seins comme ceux de cette femme, elle les aura peut-être de cette taille-là quand elle aura vingt ans.
Papa Wemba chante maintenant avec un musicien que je ne connais pas bien. J’ai vu sa photo quelque part. C’est qui déjà, lui ?
– C’est Koffi Olomidé, il habite en France, me dit Maximilien, comme s’il avait deviné que j’allais lui poser cette question.
Après mes cinq minutes, Maximilien me remplace, il me décrit tout. Il me parle de la guitare basse, de la guitare d’accompagnement et de la guitare solo. Il dit que la grosse voix qu’on entend et qui domine la voix des autres musiciens c’est celle du chanteur Espérant Kisangani alias « Djenga K ». Maximilien voudrait chanter comme lui et jouer de la guitare solo mieux que Rigo Star et Bongo Wendé, les deux guitaristes de Papa Wemba. À quel moment il a appris ces noms que moi qui suis plus grand que lui je ne connais pas ? En plus il danse quand il me parle, et il danse bien, tout ça sans enlever son œil du trou. Sa tête balance à droite, son derrière va vers la gauche, et il fait les mêmes mouvements dans le sens contraire. Il écarte sa jambe droite, la remue dès que le batteur frappe plusieurs fois. Il refait le même mouvement avec le pied gauche, puis il agite les bras comme pour imiter un oiseau qui est dans le ciel. Et quand il danse comme ça, toute la ligne derrière nous se met à danser avec lui et à imiter chacun de ses mouvements.
Je me retourne pour voir comment les autres garçons dansent. C’est là que je constate qu’il y a aussi des filles qui sont arrivées avec des jupes très courtes, des cheveux bien tressés, du rouge à lèvres, des chaussures avec des semelles pointues comme les talons-dames des grandes personnes. Elles sont arrivées avec des garçons bien habillés qui dansent avec elles en posant leur tête sur leur poitrine alors qu’elles n’ont pas les gros seins des femmes qui dansent dans le bar.
Toutes les cinq minutes Maximilien et moi on ne fait que se remplacer. Quand c’est moi qui regarde dans le trou, Maximilien me hurle à l’oreille :
– Faut pas rester sans bouger, faut aussi danser sinon les gens vont croire que tu ne sais pas danser, et ils vont se moquer de nous ! Bouge ! Balance la tête vers la droite et le corps vers la gauche ! Imagine que tu es un dindon et que ce dindon est en train de danser ! C’est ça la nouvelle danse qu’on appelle Coucou dindon.
Donc j’essaie de danser en imaginant que je suis un dindon. Maximilien ricane parce qu’il voit que je ne sais pas danser le Coucou dindon. Moi je balance la tête de haut en bas et de bas en haut :
– Michel, tu dois faire le dindon, pas le margouillat, Coucou margouillat c’était la danse de l’année dernière ! C’est maintenant démodé !
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