Un géant solitaire

L’influence traditionnelle de l’Inde sur ses voisins se réduit comme peau de chagrin, tandis que les Chinois avancent leurs pions. Ce n’est pas une très bonne nouvelle pour l’économie de la plus grande démocratie du monde.

Quelques chefs d’État des pays d’Asie méridionale. © Reuters

Quelques chefs d’État des pays d’Asie méridionale. © Reuters

Publié le 11 août 2010 Lecture : 6 minutes.

Sous les chandeliers en cristal de la salle de bal de l’ancien palais de Katmandou, les maoïstes népalais ont établi un tribunal. L’immense pièce est pleine à craquer.

Sous une large bannière rouge se tiennent les membres du Politburo, avec, au centre, Pushpa Kamal Dahal, un ancien professeur connu par son nom de guerre, Prachanda : c’est l’homme qui essaie par tous les moyens d’être le prochain Premier ministre du Népal. Sur les murs du couloir, des images anciennes datant du temps du royaume hindou d’Himalaya : des scènes de chasse au tigre ou des portraits des membres de la famille royale en tunique rouge et coiffe à plumet…

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Après une décennie de changements radicaux qui a vu le Népal se débarrasser de la monarchie, la fragile République est engagée dans un processus de paix qui a ramené les maoïstes sur l’échiquier politique. Mais sur le plan économique, le taux de croissance chute. Et le système bancaire inquiète.

La relation entre ce petit pays montagnard et enclavé de près de 30 millions d’habitants et son voisin indien se dégrade, alors qu’elle a longtemps été quasi fusionnelle. Dans les années 1950, l’Inde a contribué à l’instauration de la démocratie au Népal et a parfois soutenu les maoïstes contre la monarchie. Selon les mots d’un politologue local, l’ambassadeur d’Inde à Katmandou était un « second roi ».

À travers l’Himalaya

Ce n’est plus le cas. L’Inde a cessé d’être populaire auprès des jeunes Népalais, et le parti maoïste de Prachanda lui est ouvertement hostile. Tandis que la croissance indienne est de 9 %, celle du Népal ne dépasse pas 3 %. Les deux pays ne sont pas même reliés par une ligne de chemin de fer. Et ce sont des entreprises chinoises qui construisent routes et lignes électriques à travers l’Himalaya.

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La relation avec le Népal est un casse-tête qui frustre les décideurs indiens : pourquoi la plus grande démocratie du monde n’y exerce-t-elle aucune influence géopolitique – et dans l’ensemble de l’Asie méridionale pas davantage ?

En comparaison, la Chine a, depuis dix ans, fait de gros efforts pour développer ses relations avec ses voisins. Elle a trouvé une solution à de vieux différends frontaliers, procédé à des investissements massifs et offert des tarifs commerciaux préférentiels – même s’il est vrai que les tensions se sont accentuées en mer de Chine méridionale en raison de ce que certains de ses voisins perçoivent comme une approche autoritaire des différends territoriaux.

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Ce manque de cohésion risque de défavoriser l’Asie méridionale par rapport aux marchés plus dynamiques de l’Asie orientale. Cela crée également d’importants risques sécuritaires. L’analyste Ashok Mehta estime qu’il suffirait à la Chine de prendre le contrôle des hauteurs népalaises de l’Himalaya pour se dispenser de maintenir un arsenal nucléaire pointé sur l’Inde. À l’en croire, le Népal est une pièce stratégique maîtresse dont la perte coûterait cher à la Fédération indienne.

Déjà trois guerres

« Il est essentiel pour notre développement de normaliser nos relations avec nos voisins », estime Manmohan Singh, le Premier ministre indien. De fait, il a fait des efforts pour engager la discussion avec le Pakistan, une puissance nucléaire avec laquelle son pays a été trois fois en guerre depuis l’indépendance, en 1947 ; il a également tenté de se rapprocher du nouveau gouvernement civil bangladais, dirigé par la Première ministre, Cheikh Hasina Wajed ; et de renouer le dialogue avec le président sri-lankais Mahinda Rajapaksa.

Avec un taux de croissance de 3 %, l’économie indienne est longtemps restée à la traîne. Jusqu’en 1990, celle du Pakistan, beaucoup plus libérale, a réalisé de bien meilleures performances. Mais depuis une vingtaine d’années, tout a changé. « Le Pakistan doit collaborer avec l’Inde et comprendre que l’économie de cette dernière joue un rôle moteur en Asie du Sud », estime l’ancien ministre des Finances pakistanais Shahid Javed Burki. Est-ce si sûr ? Cette année, l’Inde a distancé ses voisins davantage qu’elle ne les a entraînés dans son sillage. Son taux de croissance (8,5 %) a été le double de celui de la Birmanie ou du Népal. Et sensiblement supérieur à celui du Bangladesh (6 %) et du Sri Lanka (5,5 %), qui, il est vrai, se remet à peine d’une terrible guerre civile.

C’est avec le Bangladesh que l’Inde semble avoir les meilleures chances de rapprochement. Les deux pays ont une commune identité bengalaise et pratiquent un islam modéré. Sa Première ministre, Cheikh Hasina Wajed, passe à New Delhi pour une alliée. Avec le Bhoutan, cette minuscule monarchie montagneuse, et l’Afghanistan, à qui New Delhi a offert une aide financière de 1 milliard de dollars pour sa reconstruction, les perspectives sont également bonnes. En revanche, le Pakistan, le Sri Lanka et la Birmanie paraissent davantage sous l’influence de la Chine.

Un rapprochement avec le Pakistan (180 millions d’habitants) a beau être un impératif, les progrès ne sont pas spectaculaires. Le commerce bilatéral ne dépasse pas 2 milliards de dollars, contre 60 milliards cette année avec la Chine. Ce sont les secteurs de l’énergie, des technologies de l’information et de l’agriculture qui disposent du plus fort potentiel de progression, malheureusement freinée par diverses mesures protectionnistes.

« Nos voisins devraient considérer que la vigueur de la croissance de l’Inde et la taille de son marché sont pour eux un atout. Hélas, les inimitiés politiques bloquent l’intégration régionale », regrette Nirupama Rao, la ministre indienne des Affaires étrangères, qui souhaiterait disposer de compétences plus larges et d’un personnel plus nombreux. Les exportations vers les pays de la région ne représentent que 5 % du total des exportations indiennes.

Méfiance

Le Sri Lanka est également un pays avec lequel un rapprochement est nécessaire, mais il continue de se méfier de son grand voisin du nord. Dans la province du Tamil Nadu, face à la grande île, des politiciens indiens sympathisants de la lutte de la minorité tamoule au Sri Lanka ont entravé le rapprochement entre les deux pays. L’Inde craint une intensification de la relation sino-sri-lankaise. Pékin, qui a en effet fourni une aide militaire à Colombo, est devenu en 2009 son premier investisseur étranger et participe à la réalisation de grands projets d’infrastructures. « La pénétration chinoise s’est faite aux dépens de l’Inde », estime le Pr Brahma Chellaney, du think-tank indien Centre for Policy Research.

Au Népal en revanche, l’influence indienne recule sans l’aide de personne. Même si ce pays dépend à 60 % de l’Inde pour son commerce, la distance s’accentue, déplore Yuva Raj Khatiwada, le directeur de la Banque centrale népalaise. Comment, explique-t-il, gérer la monnaie nationale, indexée sur la roupie indienne, alors que New Delhi augmente les taux d’intérêt ? Dans le passé, le Népal a libéralisé son économie, mais il reste désavantagé par des liaisons routières notoirement insuffisantes, des coupures d’électricité récurrentes et l’activisme de ses syndicats.

Les autorités de New Delhi craignent que la confusion politique et la pauvreté chez leur voisin népalais ne menacent le réveil de l’économie de l’État indien voisin de Bihar, l’un des plus pauvres du pays. Sur le front politique, elles redoutent la montée en puissance des maoïstes, au Népal et dans les régions indiennes frontalières. Le sentiment anti-indien progresse au Népal, bien que le pays ne soit pas pour autant prochinois.

Le succès public de la réunion maoïste de Katmandou rappelle à l’Inde l’urgence des défis auxquels elle est confrontée. Si elle échoue à renforcer ses relations régionales, son expansion économique s’en trouvera bridée. L’emprise chinoise sur l’Asie méridionale sera facilitée par le recul de sa propre influence. Mais si, au contraire, l’Inde parvient à faire bénéficier ses voisins de sa prospérité grandissante, elle pourra plus facilement atteindre, comme la Chine, une croissance à 10 %.

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