Nacera Belaza : « J’avais ce feu intérieur, je devais le faire sortir de moi »
Cette chorégraphe d’origine algérienne pousse la danse jusqu’aux limites de l’art contemporain. Et rêve d’une collaboration plus intense avec son pays natal.
Une chose est sûre, la chorégraphe algérienne Nacera Belaza ne manque ni d’audace ni de courage. Imaginez : deux frêles silhouettes, tout de noir vêtues, se détachant à peine sur un plateau plongé dans l’obscurité. Une musique lancinante sur laquelle Nacera et Dalila livrent un combat intérieur. En proie à deux énergies contradictoires, « celle de l’être-là et celle de la projection extrême vers l’avant », les deux sœurs traversent la scène en un mouvement quasi imperceptible. Neuf mètres en une heure.
Soixante interminables minutes pour un spectateur interloqué qui découvre, avec Les Sentinelles, une adaptation du Désert des Tartares, de Dino Buzzati, deux artistes dansant… l’immobilité. Et qui, à l’instar du lieutenant Drogo, vit l’âpre épreuve de l’attente. De quoi rebuter un novice peu habitué aux expérimentations de l’art contemporain.
Nacera Belaza aime les situations extrêmes et conçoit la danse comme un travail de réflexion. Ce n’est pas un désir de mouvement qui l’anime mais l’envie de « parler avec le corps ». Du coup, chaque pas, chaque posture est décortiqué. Sa précédente pièce, Le Cri, prix de la révélation chorégraphique de l’année 2008 du Syndicat professionnel de la critique de théâtre, musique et danse, « a secoué le monde de la danse et emporté l’adhésion de nombreux programmateurs », se souvient Marie-Christine Vernay, spécialiste de la danse pour le quotidien français Libération. Nacera et sa sœur, ancrées en un point fixe, répètent un même bouger jusqu’à une sorte de transe. « Il s’agit, explique Nacera, d’un état intérieur auquel on donne forme et qu’on répète de manière statique dans l’espace. Avant de me consacrer à la danse, j’ai suivi des études de lettres. Ma passion première est la poésie. Ce qui m’intéressait, l’écriture d’images, l’analyse des textes, la construction littéraire, je l’ai transposé dans ma pratique. »
Autodidacte, la chorégraphe est venue à la danse par un inévitable hasard. « Pour mes parents, il était hors de question que je danse. Je n’ai jamais pris de cours. En fait, ma formation artistique, c’est le sens de l’observation que mon père, un homme lucide, m’a transmis. L’art, c’est 90 % d’observation, 5 % de talent et 5 % de capacité à agir. Quand j’ai dû décider de m’y consacrer pleinement, j’ai hésité car je trouvais que c’était un art extrêmement réduit. Après tout, il ne tenait qu’à moi d’y injecter mon univers. J’avais ce feu intérieur. Je devais le faire sortir de moi. »
Un feu nourri par le racisme de ses contemporains. « Un artiste, c’est quelqu’un qui a absorbé une certaine colère et qui doit l’exprimer différemment. » Son visage austère porte les stigmates de cette violence, sa danse dégage une rage intérieure domptée et une prodigieuse force de caractère. « Mes parents sont arrivés d’Algérie sans armes pour se construire et affronter une France bien souvent hostile. Ils ont eu alors cet instinct de survie : le repli sur soi. Ma génération, celle des enfants d’immigrés, a été dans l’obligation de prouver et d’exceller en permanence. »
La jeune femme, exigeante envers elle-même, a placé la barre haut. Elle n’a pas encore 20 ans quand une directrice de salle de spectacle, à Reims, assiste à l’une de ses créations, présentée sur le campus de la capitale champenoise, et l’invite à sortir des murs universitaires. Les représentations s’enchaînent. Médias et programmateurs commencent à s’intéresser à elle. En 1989, Nacera fonde sa propre compagnie, sobrement baptisée Nacera Belaza, et se donne les moyens de réussir. Quatre ans plus tard, elle entre en résidence à la Scène nationale de Reims, se perfectionne, crée, se produit sur scène, travaille sans relâche… puis décide de rejoindre la capitale. Besoin d’émulation, besoin de défi.
Sans aide ni studio où répéter, elle s’installe chez un ami, pousse les meubles et monte Point de fuite. Une pièce qu’elle présente à Pantin, en banlieue parisienne, et qui impressionne celui qui prendra l’année suivante, en 1998, la direction du Centre national de la danse (CND). Michel Sala décide de la programmer et lui propose une résidence. « Le CND est devenu un partenaire important qui m’a accueillie pendant une dizaine d’années et a coproduit et diffusé mes pièces. » Les propositions s’accumulent. La compagnie Nacera Belaza est programmée dans les plus grands festivals. Sa sœur Dalila, de cinq ans sa cadette, l’a suivie dans l’aventure.
« Depuis toujours, elle m’a vue m’entraîner dans la chambre que nous partagions enfant. Au début, elle voulait juste danser. Puis elle a compris la nécessité de la réflexion, de l’analyse. Cela fait vingt ans maintenant que nous cheminons ensemble. Travailler avec sa propre sœur présente un avantage inestimable, mais c’est d’une difficulté inouïe. »
En 2001, Nacera est contactée par Sophie Renaud, de l’Association française d’action artistique, pour préparer l’année de l’Algérie en France (2003). « J’ai souhaité travailler avec elle, se souvient Sophie Renaud, car j’aime son approche rigoureuse et sans concession, la poésie de son travail qu’elle fait naître, parfois, de presque rien. » À cette occasion, Nacera tisse un lien professionnel avec son pays natal. « Jusqu’en 1996, j’y retournais tous les étés en famille. Travailler à cette manifestation m’a permis de concilier vie privée et danse. Le directeur du Théâtre national algérien m’a commandé une pièce, Paris-Alger, que j’ai montée des deux côtés de la Méditerranée.[…] Le fait que l’Algérie nous invite, ma sœur et moi, à présenter nos travaux a été très important pour nos parents. Voir que ce que nous faisions était apprécié par notre pays d’origine les a libérés. Pour eux, c’était comme si l’Algérie nous autorisait à danser. Ils pouvaient enfin être fiers. » Une collaboration féconde se tisse avec l’Algérie. Nacera, qui a aujourd’hui une dizaine de pièces à son actif, travaille avec le metteur en scène Ziani Chérif Ayad (Nedjma, de Kateb Yacine, en 2003 ; El Machina, d’Alloula, en 2006). Elle forme de jeunes artistes et, en retour, le pays de sa petite enfance nourrit son art. « Le tremblement de terre de 2003, que j’ai vécu sur place, a introduit du souffle dans mon corps. Cela a complètement modifié ma manière de danser, qui s’est déracinée. Aujourd’hui j’aimerais pouvoir intégrer d’autres danseurs à mon travail en fondant une troupe en Algérie, la compagnie Passerelle. Pour cela, j’ai besoin d’aide logistique de l’Algérie. » À bon entendeur…
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