Le temps d’un été
Stations balnéaires prises d’assaut, festivals à foison, animations culturelles tous azimuts, léthargie politique… Durant la saison estivale, le pays n’est plus le même. Et oublie ses soucis. Reportage.
En Algérie, les accidents de la route, qui font en moyenne 4 500 morts par an – autant qu’en France, où le parc automobile est sept fois plus important –, atteignent des pics de 100 décès par jour durant la période estivale, entre juin et août. À cela s’ajoutent les morts par noyade : selon les chiffres de la Protection civile, les deux premiers mois de l’été ont été particulièrement meurtriers, avec près de 300 victimes.
Canicule aidant, les 180 plages où la baignade est autorisée sont bondées dès les premières heures de la journée. Résultat : le réseau des routes côtières, malgré l’ouverture ces dernières années de nouveaux axes, est encombré à longueur de journée et parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit. À titre d’exemple, il faut quatre heures pour parcourir les 70 km qui séparent la capitale des stations balnéaires de Tipaza. Idem pour se rendre à Oran, Annaba, Skikda ou Jijel. Bref, toutes les villes du littoral algérien sont prises d’assaut. Mais celle qui bat tous les records d’affluence est sans conteste Béjaïa. La capitale des Hammadites, dynastie berbère du Xe siècle, a beau être située au cœur d’une zone infestée par les salafistes d’Abou Moussab Abdelwadoud, émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), cela ne décourage pas les estivants venus des quatre coins du pays ou ceux issus de la forte diaspora. Le succès de Béjaïa ne tient pas seulement à la beauté de ses sites, mais aussi à ses capacités hôtelières. Le tiers des nouvelles infrastructures touristiques réalisées en 2009 (estimées à 10 000 lits) se situe dans la région de Béjaïa. Loin derrière, la corniche oranaise a vu éclore de nouveaux complexes hôteliers, qui affichaient complet pour toute la période estivale (ramadan compris) avant même leur livraison, en mai 2010.
Bikini et maillot-hidjab
Les investissements dans le tourisme sont exclusivement privés, l’État se désengageant de plus en plus du secteur. L’approche du ramadan, prévu le 10 ou le 11 août, couplée au développement des infrastructures touristiques en Algérie, a provoqué une baisse sensible du nombre de touristes algériens en Tunisie : 800 000 entre juin et juillet de cette année, contre 1,2 million pour la même période l’année dernière. Autre nouveauté : l’animation culturelle. Toutes les villes côtières ont désormais leur festival, et chaque région a investi un créneau artistique : théâtre amateur à Mostaganem, cinéma arabe à Oran, chorégraphie à Tizi-Ouzou, hip-hop à Zeralda… Même les agglomérations de l’intérieur du pays se sont arrangées pour apporter une touche de fraîcheur nocturne à leur population en organisant concerts et spectacles de rue. Un défilé incessant de stars. De la diva libanaise Majda Roumi à celle du Wassoulou, Oumou Sangaré.
Cette tendance constitue une véritable aubaine pour les groupes de musique amateurs, qui décrochent des contrats auprès des complexes touristiques et autres parcs aquatiques. « Une pluie de cachets inespérée, témoigne Saïd Khaled, chanteur d’un groupe de rock venu d’une ville de l’intérieur. Non seulement cet argent va nous permettre de payer nos vacances, mais il va également nous servir pour renouveler nos vieux instruments, acquérir du nouveau matériel de sonorisation et de studio d’enregistrement. » Les oreilles des baigneurs endurent à longueur de journée les décibels que crachent les haut-parleurs. Entre deux chansons, la voix nasillarde d’un DJ de fortune, le plus souvent un étudiant vacancier et parfois un chômeur longue durée, dédicace contre des dinars sonnants et trébuchants le prochain tube « à la fille au bikini rouge », ou encore « au jeune homme tatoué de la tête au pied ». La musique programmée par nos DJ de plage ? Elle varie d’une région à l’autre. Dans l’ouest du pays, cela alterne entre dakka marrakchia, folklore swinguant du Sud marocain, et hard raï, qu’incarne désormais Cheb Abdou, icône des drag-queens algériennes et porte-flambeau de la défense des homos du pays. Dans les autres régions, les baigneurs sont pilonnés de staïraï, fusion entre le staïfi, genre musical prisé sur les Hauts-Plateaux et sorti des faubourgs de la ville de Sétif, et le raï, ainsi que de l’incontournable chansonnette kabyle.
« Contrairement aux idées reçues, les Algériens sont de grands lecteurs, témoigne Mourad, libraire à Alger. Pour preuve, la diffusion de la presse quotidienne dépasse largement les 2 millions d’exemplaires. Été comme hiver, le tirage ne diminue pas. Les ventes de livres durant cette période enregistrent des records. Les plus prisés ? Les livres d’histoire. C’est un phénomène nouveau lié à la controverse née de la publication récente de l’ouvrage de Saïd Sadi, Amirouche, une vie, deux morts, un testament, qui a provoqué de vifs débats. »
Les Algériennes sont de plus en plus nombreuses à opter pour le hidjab. Le choix de se recouvrir de la tête au pied ne les prive pas pour autant des joies de la baignade. Elles ont troqué le bikini contre le « maillot-hidjab », un justaucorps et un pantalon en tissu lycra, recouvert d’une liquette à bretelle arrivant à hauteur des genoux. Les cheveux sont cachés par une sorte de bonnet recouvrant également le cou. Importé de Syrie et de Turquie, le maillot-hidjab a eu un tel succès que des industriels et des équipementiers algériens se sont lancés dans sa production. De grandes enseignes de sport l’ont même inscrit parmi les produits qu’elles distribuent en Algérie et ailleurs dans le monde arabe et en Europe. En vitrine, il est proposé à 2 500 dinars (25 euros), contre 4 000 dinars le maillot-hidjab importé. Quant aux islamistes plus radicales, celles pour qui porter un maillot-hidjab constitue une entorse aux règles strictes de l’islam, celles pour qui écouter de la musique est un impardonnable péché, elles boudent les plages publiques pour opter pour les plages « salafistes ». Il s’agit généralement de criques étroites ou de plages inaccessibles par la route. Tenues et comportement « religieusement corrects ». Barbe et qamis pour les hommes, hidjab intégral pour les femmes. Les seuls bruits tolérés ? Les rires d’enfants, mais il n’y en a pas beaucoup. « Le fait qu’ils aient leurs propres plages nous épargne leur présence parmi les estivants normaux », assure Hocine, plagiste dans la région de Aïn Témouchent, à 70 km à l’ouest d’Oran, à quelques encablures de la plus grande plage salafiste, joliment baptisée Géraldine, du nom de la fille d’un ancien colon, ex-propriétaire des lieux.
Mais, salafistes ou non, les estivants doivent être protégés, dans un pays où les conditions sécuritaires sont toujours aléatoires et où l’État, engagé dans la lutte antiterroriste, a mis en place un dispositif impressionnant : 30 000 hommes – policiers, gendarmes et militaires –, dont près de 16 000 pour la seule capitale. Selon la presse indépendante, les forces de l’ordre ont érigé plus de 1 850 points de contrôle sur les axes routiers. Ces check-points et barrages filtrants compliquent la circulation autour des grandes villes, et parfois en rase campagne, voire en pleine autoroute. S’ils agacent les usagers, ces barrages se sont révélés plutôt efficaces contre les attentats à l’explosif en milieu urbain. En effet, la plupart des points de contrôle sont équipés de matériel de détection d’explosif ultrasensible, qui permet de neutraliser l’entrée de véhicules piégés dans les grandes agglomérations.
Il fait 32 °C. C’est la température moyenne dans le nord de l’Algérie pendant le mois de juillet, selon Météo Algérie. Cette canicule explique en grande partie l’affluence record dans les sites balnéaires (110 millions de baigneurs en fréquence cumulée sur les plages surveillées). Mais n’allez pas croire pour autant que l’Algérie a sombré dans le farniente. L’activité économique ne s’arrête jamais. Pas un seul chantier en souffrance. Au large des quatre grands ports du pays (Alger, Oran, Béjaïa et Annaba), des dizaines de bateaux attendent leur tour pour décharger leur marchandise. Même si les importations ont enregistré un recul d’environ 11 % au cours du premier semestre par rapport à l’année précédente, les volumes atteints par le commerce extérieur du pays sont toujours impressionnants. Les terminaux pétroliers (Arzew et Skikda) tournent à plein régime, et la délocalisation du déchargement des marchandises non conteneurisées vers des ports moins importants que les quatre cités plus haut, à l’instar de Mostaganem ou Ténès, a dopé un secteur disposant déjà d’un plan de charge important : le transport terrestre.
Universités d’été
Sur le plan politique, la léthargie qui s’est emparée des partis et des institutions n’a pas attendu le ramadan. Le président Abdelaziz Bouteflika a accordé, le 25 juillet, deux semaines de congés à ses ministres. La veille, députés et sénateurs ont clôturé la session de printemps des deux Chambres. Quant aux formations politiques, elles organisent à tour de rôle leur université d’été. Chacune en définit le thème selon sa préoccupation. Au sein de la majorité – les nationalistes du Front de libération nationale (FLN), ceux du Rassemblement national démocratique (RND), ainsi que les Frères musulmans du Mouvement de la société pour la paix (MSP) –, la priorité de l’heure est le programme d’investissements 2010-2014. Comment faire le meilleur usage de l’impressionnante enveloppe financière de 286 milliards de dollars – l’équivalent de 70 fois l’effort consenti par l’Afrique du Sud pour organiser son Mondial ?
Pour l’opposition, les grands enjeux sont ailleurs : l’écriture de l’histoire du pays pour le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, de Saïd Sadi) ; la consolidation du protectionnisme économique pour le Parti des travailleurs (PT, de Louisa Hanoune) ; la création des conditions pour la renaissance d’un mouvement islamiste indépendant du pouvoir et sans aucun lien avec l’insurrection des maquis de Kabylie et du Sahel pour El-Islah et pour Ennahda.
Période de congés oblige, le front social s’est nettement rafraîchi avec le gel ou la suspension de la plupart des conflits au sein de la fonction publique. Quant aux milieux d’affaires, ils attendent avec appréhension la promulgation de la nouvelle loi de finances complémentaire. Les conséquences de la précédente, avec ses mesures de régulation du commerce extérieur, n’ayant toujours pas été digérées par les importateurs et les investisseurs, celle que devrait promulguer le président Abdelaziz Bouteflika ne laisse pas d’inquiéter.
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