Les mille et un mondes de William Kentridge

Dessin, film, collage, sculpture, photographie… L’artiste multiforme sud-africain a su créer un univers poétique original. Le Jeu de paume, à Paris, lui consacre une large rétrospective.

Installation I Am Not Me, the Horse Is Not Mine, 2008. © William Kentridge

Installation I Am Not Me, the Horse Is Not Mine, 2008. © William Kentridge

Publié le 8 août 2010 Lecture : 5 minutes.

Est-ce parce qu’il avait une carrière toute tracée dans le droit qu’il est devenu cet artiste multiforme, combinant dessin, théâtre et animation ? Est-ce parce qu’il est né blanc dans un pays africain que ses œuvres sont aussi politiques ? On pourrait répondre spontanément oui à ces deux questions, mais ce serait sûrement trop simple au goût de William Kentridge, artiste à part, qui ose revendiquer « l’importance de la contradiction, de l’ambiguïté et du doute ». Pour mieux cerner sa personnalité foisonnante, le Jeu de paume, à Paris, propose une rétrospective* axée sur les grands thèmes qui ont inspiré – et inspirent encore – son œuvre.

D’emblée, on entre dans un univers marqué par la métamorphose, mélangeant dessin, film, collage, gravure, sculpture, décors de scène, et où la dramaturgie tient un grand rôle (Kentridge a suivi une formation théâtrale et a été cofondateur de la Junction Avenue Theatre Company, à Johannesburg, au début des années 1970). Dans « Parcours d’atelier : l’artiste au travail », il se met en scène en train de créer, dans une série de petits films dont les images sont passées à l’envers.

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Résultat : les feuilles de papier s’échappent de ses mains, les cafetières fuient de l’encre, et son autoportrait, dessiné à taille réelle, se recompose sous nos yeux après avoir été déchiré… C’est poétique, touchant. Il y a de la magie dans l’air. « L’atelier est un espace clos physiquement mais aussi psychiquement, c’est comme une tête en plus grand. Les déplacements dans l’atelier sont l’équivalent des idées qui tournent dans la tête », explique Kentridge, qui affirme passer « des heures dans l’atelier à marcher, à faire les cent pas dans l’espace pour réunir l’énergie et trouver la clarté qui [lui] permettront de tracer le premier trait ». Le recommencement, la répétition, l’effacement sont au cœur de son travail. « J’aime utiliser le fusain, car il permet de changer très vite le dessin, avec un coup de torchon ou un coup de gomme. J’utilise ainsi l’effacement comme une technique », avoue-t-il.

Jamais abouti

William Kentridge s’est fait connaître grâce à ses petits films d’animation (qu’il appelle « dessins pour projections »). Totalement autodidacte dans ce domaine, il a développé une technique d’animation image par image très personnelle. Il réalise pour chaque film une série de dessins au fusain, fonctionnant comme des plans-séquences. Il en modifie ensuite petit à petit la composition entre chaque prise. Il efface certaines parties et les redessine, laissant subsister les traces de ce qui a été effacé… Le résultat donne une impression de work in progress jamais abouti. Dans l’auditorium du Jeu de paume, on peut (re)découvrir la série de neuf courts-métrages qui l’ont fait connaître à l’international dans les années 1990 et qui mettent en scène deux personnages emblématiques : Soho Eckstein, magnat de l’immobilier et capitaliste avide, et Felix Teitlebaum, sorte d’alter ego sensible, qui assume souvent le rôle de substitut de l’artiste. Deux personnalités mises au monde dans le premier film, au titre délicieusement ironique, Johannesburg, 2nd Greatest City After Paris (1989). William Kent­ridge manie, avec habileté et franchise, le drame et l’humour pour dessiner ces tranches de vie sud-africaines. « Soho et Felix sont un peu comme des acteurs de la commedia dell’arte. Ils peuvent tout jouer. Je travaille avec eux depuis plus de vingt ans ! Je les vois comme des autoportraits décalés. Les neuf films accompagnent l’histoire de l’Afrique du Sud de ces deux dernières décennies : j’y évoque l’apartheid puis les premières élections démocratiques, la Commission Vérité et Réconciliation, le sida… Mais ce ne sont pas des documentaires. Les images représentent pour moi un vocabulaire. »

Un vocabulaire artistique qu’il ne cesse d’enrichir en utilisant la photographie, la sculpture, les collages… et qui lui a valu parfois l’épithète d’artiste « total ». Issu d’une grande famille de juristes de Johannesburg, il s’est pourtant longtemps interdit de se considérer comme un artiste. C’est pourquoi il se tourne d’abord vers les sciences politiques et les études africaines à l’université de Johannesburg, avant d’étudier puis d’enseigner la gravure. Au début des années 1980, il va à Paris pour suivre des cours de mime et de théâtre et, à son retour dans sa ville natale, il travaille pour le théâtre, le cinéma, la télévision. « Je suis un artiste qui fait du dessin », résume-t-il aujourd’hui.

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Révolte des Hereros

Un artiste qui a toujours fait rimer poétique et politique. Il n’a ensuite jamais quitté l’Afrique du Sud et a été un farouche opposant au système d’apartheid. Un système enfermant chaque Sud-Africain, selon sa couleur, dans un rôle précis et déterminé, qu’il figure souvent comme un rocher – un élément durable, obstiné, impitoyable… En 1996, il explore le personnage d’Ubu Roi, despote lâche et corrompu, qui lui inspire une série d’eaux-fortes et un court-métrage. « D’un point de vue sud-africain, Ubu est une métaphore particulièrement puissante de la politique absurde de l’apartheid, présentée par l’État comme un système rationnel », explique-t-il.

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L’installation Black Box/Chambre noire (2005), née de son travail sur La Flûte enchantée, de Mozart, revient sur les dégâts d’un colonialisme mené au nom de la civilisation. Au cœur d’un petit théâtre baroque, images, sons, photographies et automates font référence à la révolte des Hereros dans les colonies allemandes de l’Afrique du Sud (actuelle Namibie), en 1904-1907. Dans l’installation What Will Come (Has Already Come), de 2007, il évoque l’invasion de l’Abyssinie par Mussolini en 1935. Ici, ses dessins, déformés, sont projetés sur un disque de papier et se reconstituent dans un miroir cylindrique placé au centre du disque. Une façon de suggérer l’état d’éternel recommencement de l’Histoire et les distorsions qui la jalonnent…

Né dans une famille politisée, William Kentridge reconnaît pratiquer « un art politique », c’est-à-dire, pour lui, « contradictoire, inachevé ». « Le monde d’aujourd’hui confirme la présence de la contradiction, de l’ambiguïté. C’est un monde où il y a beaucoup d’espace pour le changement, mais peu de certitudes. C’est une position politique que d’affirmer l’importance du doute. » Kentridge ne cherche pas à présenter ou à représenter des atrocités et des guerres, il se montre en train de les voir, de les percevoir et d’essayer de les comprendre. Il révèle aussi ses fractures intimes, lui qui se trouve à la lisière du monde noir (par ses prises de position politiques) et du monde blanc, dans lequel il s’est senti « mal à l’aise » et « différent », car il est juif dans un environnement majoritairement chrétien… Voilà pourquoi, même si son œuvre a planté ses racines en Afrique du Sud, elle est universelle et a réussi à toucher un public international. « Je mélange toujours le politique, le social et le personnel. Il arrive que le politique soit une métaphore d’un état personnel. Ou l’inverse. »

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* « William Kentridge, cinq thèmes », jusqu’au 5 septembre au Jeu de paume, à Paris ; entrée : 7 euros.

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