Issa Togo : « Il ne se passe pas un jour sans que je pense à mon pays »
Marchant sur les pas du « Nègre de Pierre le Grand », l’enfant de Mopti (Mali) a gagné ses lettres de noblesse à Saint-Pétersbourg, où il est devenu un ingénieur influent.
Ils sont complémentaires. Ils forment ce qu’on appelle un couple « bien équilibré ». Lui : non pas distant, mais réservé. Elle : non point exubérante, mais joviale. On aurait pu s’attendre à l’inverse, car l’un vient du chaud, et l’autre vient du froid. Il est malien et elle est russe.
Issa Togo, Dogon de Mopti, est tout en sobriété, en retenue, tandis que son épouse, Svetlana, native de Pskov, austère cité du nord de la Moscovie, est tout en amabilité, en cordialité : le mariage de la glace et du feu.
Ils se sont connus sur les bancs de la même université, dont ils sont sortis tous deux ingénieurs. On connaît la devinette : quand un ingénieur rencontre un ingénieur, que font-ils ? Apparemment, ces deux-là ne se sont pas contentés de se raconter des histoires d’ingénieurs. Ils ont fait un enfant – Philippe, aujourd’hui 20 ans –, qui, il est vrai, se prépare à devenir lui aussi… ingénieur. Il s’est inscrit au même prestigieux établissement que celui dont sont issus ses parents – l’Université polytechnique de Saint-Pétersbourg – et où son père a été recruté récemment comme enseignant en génie civil. Quel chemin parcouru pour le gamin de Mopti !
C’est là, dans cette ville moyenne du Mali, alanguie au bord du fleuve Niger, qu’Issa Togo est né, le 10 septembre 1954. Il y a grandi et passé son bac : si brillamment que les autorités de Bamako l’inscrivirent dans la liste des candidats à l’attribution d’une bourse d’études supérieures, telle qu’en proposait alors la Russie – ou plutôt l’URSS, car l’affaire se passe en 1978, et il faudra attendre encore une bonne dizaine d’années avant que le régime soviétique commence à se fissurer, puis à s’effondrer, pour laisser la place à la Fédération de Russie et à 14 autres Républiques indépendantes.
Admis, le jeune Issa, qui, bien sûr, ne parle pas un mot de russe, se retrouve « parachuté » à Voronej, à quelques centaines de kilomètres au sud de Moscou, une ville assez peu folichonne mais dotée d’un institut technologique réputé où sont automatiquement scolarisés les boursiers venus de tous les « pays ami » d’Afrique, d’Asie et d’ailleurs, afin de leur apprendre, en une année seulement, les rudiments de la langue dans laquelle l’enseignement leur sera désormais dispensé. Après quoi le voilà admis à commencer des études d’ingénieur à Saint-Pétersbourg, dans l’un des plus célèbres établissements scientifiques de l’Union soviétique.
Il y passe six ans, et en sort major de sa promotion en 1985, avec le diplôme d’ingénieur en génie civil, spécialisé dans « la construction de barrages hydroélectriques et d’ouvrages de rivières ». C’est alors qu’il rencontre Svetlana, sa future femme, elle aussi ingénieure, elle aussi spécialisée dans les centrales hydroélectriques…
Après avoir tenté – en vain ! – de mettre ses compétences au service de son pays, Issa revient en URSS en 1989, pour présenter, avec succès, un doctorat sur l’appréciation de la stabilité des ouvrages d’art en cas de séisme. Nouvelle tentative de retour au pays : le Mali, hélas, n’a toujours rien d’intéressant à lui proposer. « C’est alors, dit-il, que j’ai décidé de faire définitivement ma vie ici, à Saint-Pétersbourg. Mais il ne se passe pas un jour sans que je pense à mon pays. »
Non seulement il y pense, mais il y consacre, de façon tout à fait bénévole, une grande partie de son temps, en présidant le Conseil des Maliens de la Fédération de Russie – une association d’entraide à ses compatriotes souvent un peu paumés dans un pays aussi radicalement différent de la terre natale. En fait, une sorte de consulat bis. « On compte environ 300 à 400 Maliens en Russie, précise Issa Togo. Ils résident en majorité à Moscou. La plupart sont étudiants. »
Et à Saint-Pétersbourg ? Toutes origines confondues (Angola, Bénin, Cameroun, Mali, Nigeria…), il y a environ 800 Africains, en principe dûment enregistrés, et théoriquement membres d’une association, l’Union africaine, reconnue par la municipalité. « Mieux vaut s’y inscrire, conseille Issa. Être en règle est le meilleur moyen d’éviter les ennuis. En trente ans de séjour ici, je n’ai été contrôlé – d’ailleurs avec courtoisie – que trois fois. J’étais en règle ; cela s’est donc très bien passé. » Pas de racisme ? « Je ne dirais pas cela. Il y a eu, hélas, des poussées de racisme, des violences et même des meurtres. Mais la sévérité des sanctions a beaucoup contribué à calmer le phénomène. Si vous restez discret, si vous respectez les coutumes du pays qui vous accueille, on vous laissera tranquille. Naturellement, ceux qui braillent dans les lieux publics, qui gesticulent, qui se font remarquer, s’exposent à des propos – voire à des gestes – désagréables. » Issa Togo déclare ne souffrir, pour sa part, d’aucune discrimination dans l’exercice de ses activités : ni comme enseignant à l’université ni comme businessman.
Il a créé (en 2003) une société de conseil en génie civil, Alfastroi Service, à laquelle la municipalité de Saint-Pétersbourg a fait plusieurs fois appel – par exemple pour des ravalements compliqués de bâtiments publics. Son bureau d’études emploie une demi-douzaine d’ingénieurs (dont un Africain) et sa société représente en Russie une firme française proposant des produits (colles, enduits) technologiquement sophistiqués, très « haut de gamme ». Comme si tout cela ne suffisait pas à remplir un emploi du temps pourtant déjà bien chargé, Issa est également très actif au sein du Rotary Club (environ 1 000 membres en Russie), dont il a assuré la présidence (tournante) en 2001-2002. Mais c’est à un autre club très fermé qu’il est le plus fier d’appartenir : la Maison des savants de Saint-Pétersbourg.
Difficile, lorsqu’on rencontre Issa Togo, de ne pas songer à un autre Africain qui fit, lui aussi, une extraordinaire carrière ici – voici trois siècles. Abraham Petrovitch Hanibal, l’ancêtre lointain d’Alexandre Pouchkine, le prince des poètes russes. Son histoire, en deux mots : à l’aube du xviiie siècle, le fondateur de Saint-Pétersbourg, Pierre Ier de Russie, s’entiche d’un jeune esclave noir racheté au sultan ottoman : il le fait baptiser (le 13 juillet 1705) et le place sous sa protection. En 1717, il l’envoie étudier en France, où se trouve la meilleure école d’ingénieurs d’Europe. À son retour en Russie, celui qu’on a surnommé « le Nègre de Pierre le Grand » enseigne quelque temps les mathématiques aux rejetons impériaux, avant d’aller renforcer les fortifications des grandes places militaires de Russie. Indifférent aux querelles, complots, assassinats qui agitent la Cour, il se fait bien voir des empereurs et impératrices qui succèdent à Pierre. Il est nommé gouverneur, puis général. On l’anoblit et, mieux encore, on l’enrichit – au point de lui donner les moyens de se faire construire, à Saint-Pétersbourg même, comme toutes les grandes familles aristocratiques, un somptueux palais.
Agrandi, remanié, incendié, reconstruit, ce palais existe toujours. Il est situé au 29 de la rue Tchaïkovski. Petit « pèlerinage » indispensable : je demande à Issa Togo de m’y emmener. Lorsque nous arrivons sur place (fin avril 2010), le bâtiment, aujourd’hui propriété de la ville, est en travaux de rénovation. « Tiens, dit Issa, voilà un chantier que j’aurais bien aimé remporter. »
L'éco du jour.
Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Économie & Entreprises
- La Côte d’Ivoire, plus gros importateur de vin d’Afrique et cible des producteurs ...
- Au Maroc, l’UM6P se voit déjà en MIT
- Aérien : pourquoi se déplacer en Afrique coûte-t-il si cher ?
- Côte d’Ivoire : pour booster ses réseaux de transports, Abidjan a un plan
- La stratégie de Teyliom pour redessiner Abidjan