À quoi joue Fidel ?
Le retour médiatique d’El Comandante coïncide avec la libération de prisonniers politiques et l’apparition de divergences au sein du parti quant aux futures orientations économiques. On peut y voir un hasard…
On attendait un petit moustachu aux lunettes fumées, en uniforme et casquette militaires. Ou mieux, un grand barbu en survêt Adidas, voire, comme lors de sa dernière apparition, en veste kaki. Mais ni Raúl ni Fidel Castro ne se sont déplacés, ce 26 juillet, à Santa Clara pour le 57e anniversaire de l’assaut contre la caserne de la Moncada – l’acte fondateur de la révolution cubaine. C’est la première fois depuis leur prise du pouvoir, en 1959. Pas de photo ni de discours, donc. Juste un symbole… que personne n’est en mesure de décrypter : la présence au micro de José Ramón Machado Ventura, le numéro deux du régime. Un dur parmi les durs.
Que se passe-t-il à Cuba ? Flotte-t-il dans l’air, comme l’affirme une partie de la presse internationale, un parfum de changement ? Assiste-t-on à la lente agonie d’un système à bout de souffle ? Et surtout : qui, de Fidel ou de Raúl, commande réellement ? « Il est toujours très difficile d’avoir un avis précis sur ce qu’il se passe dans les sphères du pouvoir cubain. Il n’y a aucune transparence, on ne peut que spéculer », indique Jean-Jacques Kourliandsky, spécialiste des questions ibériques à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), à Paris. Même Mauricio Vicent, le très informé correspondant du quotidien espagnol El País à La Havane, en est réduit aux hypothèses : « Et si la récente réapparition de Fidel avait changé le rapport de force entre réformateurs et immobilistes ? Et si Raúl n’était pas en accord avec la ligne conservatrice du discours du 26 juillet ? Et si ce même Raúl s’était simplement réservé pour son intervention devant le Parlement, le 1er août, où il pourrait esquisser les contours de la future politique économique ? »
Deux certitudes, quand même. La première : Cuba vit une période charnière. La seconde : Fidel, bientôt 84 ans, est de retour sur le devant de la scène. Donné pour mourant en juillet 2006, lorsqu’il avait dû céder le pouvoir à Raúl, son frère (79 ans), il n’était quasiment plus apparu dans les médias depuis. Or le 10 juillet, puis le 12, le 14, le 16, le 17, le 24 et le 26, on a pu le voir, fringant, aux côtés de diplomates ou d’économistes… Sa première apparition a coïncidé avec la libération, puis l’expulsion vers l’Espagne de dix prisonniers politiques, sur les cinquante-deux que le pouvoir s’est engagé à élargir après la médiation de l’Église cubaine. Certains ont voulu y voir une approbation de la décision de son frère, d’autres une mise en garde. « C’est une nouvelle importante pour les prisonniers, commente Janette Habel, de l’Institut des hautes études d’Amérique latine (Iheal), à Paris. Mais l’enjeu est moins important que les discussions en cours sur la stratégie économique. »
Pénurie alimentaire
Jamais, depuis des décennies, les geôles cubaines n’avaient compté aussi peu de prisonniers de conscience : ils seraient actuellement cent onze, et le régime a évoqué la possibilité de nouvelles libérations. Mais ce n’est pas la première fois que le pouvoir cubain fait ainsi preuve de « bonne volonté ». En 1998, après la visite du pape Jean-Paul II, Fidel avait élargi une centaine de détenus politiques. En outre, comme le rappellent les opposants, ces libérations ne sont accompagnées d’aucune promesse d’accroître la liberté d’expression. « Elles visent surtout à séduire les États-Unis et l’Union européenne, afin de renouer le dialogue », estime un fonctionnaire cubain, sous le couvert de l’anonymat.
Le régime en a le plus urgent besoin. Les cours du nickel, principal produit d’exportation, se sont en effet effondrés, les revenus du tourisme ont chuté de 11 %, et l’aide du Venezuela, vitale depuis dix ans, se fait plus parcimonieuse. Résultat : une pénurie alimentaire presque aussi grave que durant ce qu’on appelle la « période spéciale », quand Cuba a perdu l’aide de l’Union soviétique après la chute du mur de Berlin. L’abrogation de l’embargo américain et des restrictions commerciales européennes sont indispensables, mais ne suffiront pas : il faut des réformes structurelles.
Au sein du Parti communiste cubain, le débat fait rage, quoique de manière feutrée, entre réformateurs et conservateurs. Les premiers – parmi lesquels Raúl, qui, en avril, a souhaité « changer les choses en douceur » – voudraient adopter au plus vite des mesures visant à libéraliser l’économie. Les seconds – conduits par Ventura, qui, le 26 juillet, a fait savoir qu’ils procéderaient aux réformes au rythme qu’ils décideraient – freinent des quatre fers. « Ils estiment qu’il est très dangereux de prendre des mesures dont les conséquences sociales et politiques pourraient être très préjudiciables », explique Janette Habel. Dans l’immédiat, le système est paralysé.
Qui l’emportera ? Bien difficile à dire, pour l’instant. Mais depuis quelques mois, Granma, l’organe officiel du régime, ouvre ses colonnes à des lecteurs plaidant pour les réformes. Parmi ces derniers, beaucoup d’intellectuels, d’artistes, de cadres. Mais les octogénaires qui ont mené la révolution ne semblent pas tous disposés à se remettre en question.
Difficile aussi de savoir quelle est la position de Fidel – et quel est son poids réel. L’aîné des Castro a toujours été guidé par son idéologie, mais il sait, quand la situation l’impose, se montrer pragmatique. Ce fut le cas dans les années 1990, lorsqu’il fallut ouvrir l’économie pour ne pas sombrer. Son retour vise-t-il à mettre en garde son frère, qui n’a jamais caché son intention de réformer le système ? Depuis sa réapparition, Fidel ne s’est jamais prononcé sur la situation intérieure du pays, se contentant de livrer ses vérités sur l’Iran, la Corée du Nord et l’environnement. Comme le rappelle Janette Habel, « malgré leurs divergences passagères, les deux frères sont toujours restés soudés. Ils savent que, s’il y avait rupture entre eux, cela ouvrirait une crise très grave ». Et, peut-être, fatale.
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