La bataille du livre

Pour soustraire leurs citoyens à l’influence néfaste des discours radicaux véhiculés par les chaînes satellitaires arabes ou par une vaste littérature importée du Moyen-Orient, les autorités politiques et religieuses de la région jouent la carte de l’islam réel. Enquête sur un djihad silencieux.

Mosquée Hassan II à Casablanca. © Arnaud Gaillard

Mosquée Hassan II à Casablanca. © Arnaud Gaillard

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Publié le 10 août 2010 Lecture : 5 minutes.

Le Coran contre Al-Qaïda
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Le Coran contre Al-Qaïda

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C’est une décision moins anodine qu’elle n’en a l’air. À l’occasion du mois de ramadan, le ministère marocain des Habous et des Affaires islamiques a annoncé la mise en place d’une fondation Mohammed VI pour l’édition du saint Coran, avec, à la clé, la distribution de 50 000 exemplaires d’un « Coran uniformisé » dans les mosquées du royaume, en Afrique de l’Ouest et au sein de la diaspora. La fondation en éditera ensuite 1 million chaque année. Un Coran comme les autres ? Pas tout à fait, explique le ministre, Ahmed Toufiq, historien et romancier. « Évidemment, il n’existe qu’un seul texte sacré. Mais nous avons essayé d’atteindre la perfection au niveau de l’édition. Nous avons pris un soin particulier pour la calligraphie, la numérotation des versets et le séquençage. Il est important de faire attention au moindre détail, car une discordance sur un tout petit élément peut générer d’immenses polémiques… »

Des détails qui n’en sont pas puisqu’ils sont liés à la méthode de lecture Warch, un alim (savant) du IIe siècle de l’Hégire, pratiquée dans les pays sunnites de rite malékite et donc au Maroc. Depuis les attentats qui ont frappé Casablanca en mai 2003, le royaume mène une guerre sans merci contre le terrorisme. Une lutte qui passe par l’affirmation de la spécificité de l’islam marocain, ouvert et tolérant, par opposition aux discours radicaux importés du Moyen-Orient… « En désignant un Coran “référence”, les autorités vont pouvoir mieux contrôler les textes disponibles dans les mosquées et les bibliothèques du royaume », explique le politologue Mohamed Darif, auteur de Monarchie marocaine et acteurs religieux. Selon une étude dirigée par Mohamed El Ayadi, Hassan Rachik et Mohamed Tozy, 68,6 % des Marocains de 18-24 ans prennent leurs informations religieuses sur les chaînes satellitaires arabes. Une situation qui a conduit le gouvernement à lancer une chaîne de télévision, Assadissa (« la six »), et une radio, Radio Mohammed-VI, afin de contrer cette influence.

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Depuis l’arrivée sur le trône de Mohammed VI, la gestion du champ religieux a profondément changé. Sous Hassan II, les mosquées étaient certes contrôlées, et il arrivait même que des prêches soient distribués aux imams. « Mais l’administration religieuse avait relativement peu d’importance. Avec M6 et après les attentats qui ont endeuillé la région, le ministère est devenu un département stratégique, avec un budget plus important et une meilleure gestion », explique El Ayadi. À preuve, un nouveau code des habous (biens de mainmorte) entrera en vigueur en janvier 2011. Avec 80 000 ha de terres agricoles et 48 000 biens immobiliers, le ministère dispose d’un patrimoine dont la valeur avoisine 1 milliard de dirhams (90 millions d’euros). Des revenus qui devraient augmenter et être en partie redistribués aux fonctionnaires. De quoi améliorer la situation matérielle des imams et les prémunir contre toute dépendance extérieure. Un Conseil supérieur pour le contrôle et les finances des biens religieux sera également créé. Composée de huit membres, dont un président nommé par le roi, cette instance indépendante sera chargée d’étudier la gestion des habous, leurs dépenses, et de diligenter des enquêtes en cas de dysfonctionnements.

 Mobiliser les imams

« La politique religieuse est devenue une politique publique comme une autre, avec des moyens et des objectifs clairs », explique Darif. Le nombre de salariés du ministère a été multiplié par cinq entre 2003 et 2010, et les acteurs religieux sont de plus en plus considérés comme de simples fonctionnaires. Alors que l’imam est traditionnellement indépendant du pouvoir, voire critique, il est aujourd’hui mobilisé par ce même pouvoir. En 2000, un sondage indiquait que 82 % des imams n’avaient reçu aucune formation et que la plupart étaient analphabètes. Une grave lacune à laquelle le ministère a voulu remédier en lançant, dès 2005, un ambitieux plan de formation doté d’un budget de 200 millions de dirhams et dont devraient bénéficier 45 000 imams. Dans ces cours résolument modernes, les futurs prédicateurs sont initiés à l’économie, à l’histoire, à l’informatique. Une façon de les ouvrir aux questions du temps. « Autrefois, quand un imam recevait quelqu’un qui souffrait d’une maladie mentale, on disait qu’il était possédé par des djinns. Aujourd’hui, on essaie d’apprendre aux imams qu’il y a des maladies comme la dépression, la schizophrénie », précise le ministre. Autre révolution, l’arrivée des mourchidate, des assistantes religieuses officiant dans les prisons et les hôpitaux, ou auprès des jeunes et des femmes. « Ces réformes sont fondamentales, car à chaque fois qu’on arrive à produire un discours religieux qui crée une harmonie entre la conscience du musulman et sa réalité sociale et quotidienne, il est apaisé », conclut El Ayadi.

 Une ambition africaine

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Si certains se réjouissent de ces réformes, d’autres craignent que la normalisation du discours religieux ne froisse les croyants. Le contrôle de l’imamat prouve en tout cas que la religion est désormais au service de l’État. Depuis 2007, le Maroc n’a d’ailleurs pas connu d’attentats, et les quelques cellules existantes ont été démantelées. Les mosquées sont étroitement surveillées et les clercs frondeurs rapidement exclus. Un succès de la nouvelle politique ? En partie, car « le problème, regrette Darif, c’est que les extrémistes ont intégré tout cela et ne vont plus dans les mosquées pour recruter mais sur internet ».

Le royaume ne se contente pas de défendre un islam éclairé sur son seul territoire. Ancien directeur de l’Institut des études africaines, c’est en fin diplomate qu’Ahmed Toufiq a décidé de distribuer des milliers d’exemplaires du Coran en Afrique de l’Ouest. Dans cette région, où l’on pratique un islam confrérique très proche de celui du Maroc, l’influence de pays comme l’Arabie saoudite, qui a beaucoup investi au Sénégal, ou l’Iran va grandissant. Mais « depuis dix ans, l’engagement religieux du Maroc en Afrique de l’Ouest est moins important. Alors que son père avait construit des mosquées et des écoles, Mohammed VI se contente de quelques soutiens à la Tidjaniya et d’actions plus timides », regrette Khadim Mbacké, chercheur à l’Institut fondamental d’Afrique noire, à Dakar. Pour le ministre, « il est vrai que la coopération religieuse n’est pas à la hauteur des relations historiques de notre pays avec l’Afrique de l’Ouest. Nous n’en sommes pas satisfaits et les Africains non plus ». Décidé à reprendre sa place sur le continent et à s’affirmer comme le héraut d’un islam ouvert, le Maroc rend au Livre saint l’une de ses fonctions originelles : apaiser les esprits et les cœurs.

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