Mourad Boudjellal : « Je veux faire rêver les gens! »

Éditeur de BD et président du Rugby Club toulonnais, l’enfant d’immigrés algériens a fondé l’empire de ses rêves. Une réussite qui inspire le respect… et parfois déplaît.

Mourad Boudjellal. © Johanne Lamoulère pour J.A.

Mourad Boudjellal. © Johanne Lamoulère pour J.A.

Publié le 4 août 2010 Lecture : 5 minutes.

Coup de sifflet final. Sur la pelouse du stade Geoffroy-Guichard, à Saint-Étienne, le 15 mai dernier, le Rugby Club toulonnais (RCT) s’incline en demi-finale du championnat de France (Top 14) face à Clermont : 35 à 29 au bout de prolongations suffocantes. Tout de noir vêtu comme à son habitude, son président, Mourad Boudjellal, a les traits aussi marqués que ses joueurs. À ses yeux, « il n’y a que la victoire que l’on retient. Le sport, c’est pour gagner. Les losers ont toujours tort ». Dans les affaires, c’est un peu le même refrain pour le propriétaire de Soleil Productions, devenu en vingt ans un mastodonte de la BD franco­phone : 40 millions d’euros, 120 employés et 400 auteurs sous contrat, ce qui en fait l’éditeur français le plus prolifique. Il est loin le temps où, enfant, Mourad Boudjellal reliait des pages déchirées de Pif ou les planches de son frère Farid, devenu un auteur de BD reconnu.

Depuis quatre ans, il s’investit corps et âme dans le club le plus « fada » de France. Non sans combattre, du moins au début, les réticences locales : « On ne m’a pas proposé d’être président. Je suis un peu un bâtard dans le rugby. Je savais que mes origines et la puissance du club allaient provoquer un engouement médiatique. » En effet, un « Mourad Boudjellal » à la tête de l’emblème identitaire d’une ville étiquetée Front national depuis la parenthèse municipale de Jean-Marie Le Chevallier, entre 1995 et 2001, passerait presque pour une anomalie.

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Dans cette ancienne cité grecque, les vagues d’immigration italienne, pied-noir et maghrébine – sans parler de l’importante présence militaire – s’entrechoquent. La haine de l’autre prend des contours inattendus pour ce fils d’Algériens : des professeurs qui veulent l’envoyer en filière technique malgré des résultats honorables, des camarades de classe qui refusent tout contact… Même le milieu antiraciste s’y met : « J’y ai subi le racisme le plus fort, car je représente le dépôt de bilan de leur fonds de commerce. Ils entretiennent un misérabilisme sur les immigrés. » Le ton est calme, le regard pétillant, la réflexion acérée. « Il y a une génération intégrée, brillante, qui participe activement à l’économie du pays. J’ai envie qu’on entretienne un discours positif, pas négatif. »

Fils d’une concierge et d’un chauffeur, Mourad Boudjellal avait statistiquement peu de chances d’endosser la panoplie du chef d’entreprise à succès. Désormais, la Ferrari rouge et la Maserati revendiquent pour lui, de manière ostentatoire, ce nouveau statut. « Je ne fais pas mon métier pour gagner de l’argent, mais pour éditer des livres et bien les vendre. Je veux faire rêver les gens », rectifie-t-il. Baigné dans une culture musulmane, il puise sa philosophie hédoniste dans un monde sans religion. « Je suis un athée intégriste. Avec la religion, on est dans une logique d’immortel : on vit pour demain et non pour aujourd’hui. »

 Quand ses concurrents décrivent l’homme d’affaires, « passionné » et « enthousiaste » sont les mots qui reviennent le plus souvent. « Je le respecte beaucoup, affirme Olivier Sulpice, patron de Bamboo Édition. Il a connu une belle réussite. Pour faire tout ce qu’il fait, il faut de la passion. » Son CV le prouve : fer de lance d’un important festival de BD à seulement 15 ans, propriétaire de sa librairie à 22 ans dans le quartier du « Petit Chicago », éditeur à 28 ans. « J’ai toujours été fasciné par la bande dessinée. Je ne sais pas dessiner, mais je sais expliquer à un dessinateur comment faire », justifie l’intéressé.

Les premiers choix sont iconoclastes. Sa faconde convainc les auteurs de Rahan, de Tarzan et de Mandrake de les rééditer dans une collection de luxe. Puis la série Lanfeust de Troy le propulse définitivement vers les sommets. « Le coup de génie de Mourad Boudjellal est d’avoir anticipé la vague de l’heroic fantasy [épopée fantastique, NDLR], un genre qui allait occuper le créneau ado délaissé par les autres », analyse Benoît Mouchart, directeur artistique du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Cet autodidacte du marketing multiplie les collections et décline les licences (jeux, développement audiovisuel, lecture numérique en ligne) et les partenariats – avec TF1, Marvel, un des leaders mondiaux de l’édition, ou encore Gallimard. Au rayon acquisition, rien ne lui résiste. Il s’est offert pour 40 000 euros les droits d’adaptation BD de la vie de Mohammed Ali avec une sortie prévue début 2011. Entier, il n’éprouve aucun regret lorsque des projets écartés par sa boîte cartonnent chez la concurrence. « Mon luxe dans la vie est de dire à tout le monde ce que je pense. En bien comme en mal. Je ne veux pas être consensuel juste parce qu’il faut l’être ou parce qu’il y a un intérêt. »

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Le style Boudjellal déplace les barrières, fait bouger les lignes. Un vrai poil à gratter qui finit par dépoussiérer le RCT de sa fameuse « toulonitude », sorte de folklore suranné fait de courage et d’orgueil. « On a pris Boudjellal pour un doux rêveur, et qu’est-ce qu’il nous fait rêver ! », reconnaît une dirigeante des Fadas, le plus important club de supporteurs toulonnais. Dans une hystérie collective, l’ancien capitaine de l’équipe de Nouvelle-Zélande Tana Umaga débarque sur la rade en octobre 2006. Le contrat donne le vertige : 350 000 euros, payés par Boudjellal lui-même, pour sept matchs. Sept victoires plus tard, la stratégie est claire : « Le vrai prix d’un joueur n’est pas ce qu’il coûte mais la différence entre ce qu’il coûte et ce qu’il rapporte. »

Malgré un ego hypertrophié, Mourad Boudjellal sait abandonner ses certitudes en cas d’erreur. Il délègue ainsi le pouvoir sportif au très compétent entraîneur Philippe Saint-André à l’été 2009. Mais son côté donneur de leçons agace certains, comme Serge Blanco, président du Biarritz olympique. Aux yeux de l’« ovalie », son équipe de mercenaires venus des quatre coins du monde brade les valeurs du rugby. Fort d’un budget de 20 millions d’euros, deuxième du Top 14, le club explose toutes les conventions salariales. Dernier coup de génie : la venue, en 2009, de l’ouvreur anglais Jonny Wilkinson, champion du monde en 2003, pour 400 000 euros par an. « Avec lui, c’est un chiffre de partenariats qui passe de 2,3 millions à près de 7 millions d’euros », argue le président-mécène. Même sans trophée majeur, le pari est gagné. Le prestige de la fonction compense les 6,5 millions d’euros investis de sa poche. Le stade Mayol redevient une forteresse imprenable. L’institut centenaire transcende de nouveau les générations, les quartiers, les populations.

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Dénué d’ambition politique, cet hyperactif marié et père de trois enfants vit à 100 % ses deux rêves de gosse, « 70 % éditeur et 30 % pour le club ». Méconnu alors qu’il possédait « la première entreprise de la ville », il a insufflé une toute nouvelle fierté aux Toulonnais. Au revoir « l’Arabe en Ferrari ». Bonjour « Monsieur Boudjellal ».

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