François Bozizé : « On m’a forcé à bafouer notre Constitution »
Contraint, sous la pression de la communauté internationale et de son opposition, de reporter les élections présidentielle et législatives au-delà du terme fixé par la loi, le chef de l’État centrafricain ne décolère pas. « La balle n’est plus dans mon camp », dit-il.
Un grand hôtel en construction – financement libyen, entreprise chinoise –, un jardin public ombragé, un petit monument du cinquantenaire où trônent les bustes des six chefs d’État qui ont fait et parfois défait ce pays, une colombe de la paix posée sur un carrefour… Bangui, capitale la moins dotée du continent, revient de tellement loin que ces quelques réalisations récentes donnent au visiteur une impression de frémissement.
Il s’en faut de beaucoup pourtant pour que cette Centrafrique à l’impressionnant potentiel minier, forestier, agricole et hydrographique sorte enfin de sa léthargie. Et d’abord la stabilité intérieure. Annoncées pour avril, puis pour juin, les élections présidentielle et législatives ont été reportées sine die en attendant que leur financement et surtout leur environnement sécuritaire soient assurés : les rébellions du Nord ont toujours l’arme au pied, et les tueurs Tongo-Tongo de l’Armée de résistance du Seigneur venus d’Ouganda sévissent encore dans le quart sud-est du pays.
Au pouvoir depuis un peu plus de sept ans et confronté à des adversaires politiques à la fois déterminés et divisés (une guéguerre sur fond de parricide oppose l’ancien président Patassé à son ex-Premier ministre Martin Ziguélé), François Bozizé, 63 ans, se trouve désormais dans la situation paradoxale d’un chef d’État à qui la communauté internationale, l’ONU et même l’opposition ont demandé d’outrepasser les limites de son mandat constitutionnel. Un moment tenté par un passage en force à la burundaise (le président Nkurunziza vient d’être réélu malgré le boycott de ses concurrents), ce général du genre taiseux, protégé par une garde républicaine redoutée et qui a longtemps su avec habileté jouer du fait que ses ennemis le sous-estimaient, a dû se résoudre à repousser l’échéance. « Question de rapports de force, concède-t-il à regret, la Centrafrique ne peut pas s’offrir le luxe de se fâcher avec ses bailleurs de fonds. »
En attendant qu’une nouvelle date soit fixée – à la fin de cette année ou au début de la prochaine – le chef de l’État a reçu J.A. pour une explication de texte. Entretien recueilli dans la salle des ambassadeurs du Palais de la renaissance (construit sous Bokassa), à Bangui, le 5 juillet.
Jeune Afrique : Prévues au plus tard pour le 11 juin, les élections présidentielle et législatives ont été reportées, et votre mandat a été prolongé sine die. Quand auront-elles lieu ?
François Bozizé : Ce n’est pas à moi seul d’en fixer la date. L’opposition, la Commission électorale indépendante [CEI, NDLR] et la communauté internationale ont voulu ce report, alors que je souhaitais m’en tenir au délai fixé par notre Constitution. À elles de me faire des propositions, en tenant compte de leurs propres revendications : désarmement, démobilisation et regroupement des rebelles, bouclage de l’enveloppe financière, etc.
La date du 24 octobre avancée par la CEI n’est donc pas contractuelle.
Elle me semble prématurée. Il manque 7,5 millions de dollars au budget électoral, et le processus de désarmement, démobilisation et réintégration [DDR] n’est pas achevé, notamment dans l’Est, où sévissent les Ougandais de l’Armée de résistance du Seigneur.
Peut-on y croire pour cette année 2010 ?
Je ne peux pas me prononcer pour l’instant. Les problèmes que je viens d’évoquer et qui sont la cause d’un report que, encore une fois, je n’ai pas souhaité, devront être résolus auparavant. C’est une question de logique.
Vous pensez vraiment qu’une élection crédible aurait pu se tenir avant le 11 juin ?
Oui. Avec un minimum de bonne volonté de la part de chacun des acteurs et la mobilisation de nos forces de défense et de sécurité, je pense que c’était jouable. Mieux valait une élection moyenne que l’incertitude dans laquelle nous sommes.
Pourquoi refusez-vous la formation d’un gouvernement d’union réclamée par l’opposition ?
Je n’en vois pas l’utilité. Un gouvernement d’union pour quoi faire ? pour préparer les élections ? La CEI, organisme indépendant et paritaire, est là pour cela.
Êtes-vous satisfait du fonctionnement de la CEI ?
Elle fait son travail, tout le monde y est représenté. Je n’ai rien à lui reprocher.
L’opposition, elle, reproche à son président, le pasteur Joseph Binguimale, d’être un peu trop favorable à votre égard…
Binguimale est une personnalité neutre, qui vivait en France et n’a jamais appartenu à un parti politique. Il a été élu par ceux-là mêmes qui le critiquent aujourd’hui. Les statuts de la CEI l’obligent à décider de manière collégiale, et c’est ce qu’il fait. Dire que je contrôle la CEI est donc un pur mensonge. Je n’interviens que pour régler ses soucis d’ordre matériel. L’État centrafricain a déjà déboursé 3,5 milliards de F CFA [5,3 millions d’euros] pour le processus électoral. La communauté internationale, elle, n’a toujours rien donné, même après le report qu’elle a pourtant exigé.
Vous considérez donc que la balle n’est plus dans votre camp.
Exact. J’attends.
Quel type de campagne électorale allez-vous mener ? Agressive ? Sereine ?
Sereine, a priori. Sauf si le camp d’en face ne joue pas le jeu.
Qui considérez-vous comme votre principal adversaire ?
Aucun d’entre eux. Mon bilan parle à ma place.
Curieux, ce gentleman’s agreement qui semble exister entre vous et votre prédécesseur, Ange-Félix Patassé. Auriez-vous passé un pacte de non-agression avec celui que vous avez chassé du pouvoir il y a sept ans ?
Pourquoi voudriez-vous que nous nous affrontions ailleurs que dans les urnes ? Le contentieux qui nous sépare est une chose, les réalités du pays en sont une autre. Je le respecte en tant qu’ancien président et en tant que candidat, il me respecte en tant que chef de l’État en exercice, candidat tout comme lui. C’est la démocratie.
Vous vous êtes vus à plusieurs reprises depuis son retour à Bangui…
Quatre ou cinq fois, en présence de témoins ou en tête à tête. Ces rencontres ont permis de décrisper les choses. Mais il n’y a aucun pacte entre nous.
Martin Ziguélé est en revanche beaucoup plus pugnace à votre endroit. L’avez-vous rencontré ?
Pas depuis cinq ans. La dernière fois, c’était entre les deux tours de la présidentielle de 2005.
Pourquoi ?
Je n’ai pas senti qu’il ait cherché à me voir.
Et Jean-Jacques Demafouth ?
Je l’ai reçu à Bangui, à Libreville, à Dakar. Il y a quelques jours encore, nous nous sommes salués lors d’une réception à l’ambassade des États-Unis. Je suis quelqu’un d’ouvert, vous savez.
Vos relations avec la représentante en Centrafrique du secrétaire général de l’ONU, l’Éthiopienne Sahle-Work Zewde, qui préside le comité de pilotage du DDR et de la CEI, sont, dit-on, quelque peu tendues. Est-ce vrai ?
Nous avions de très bons rapports jusqu’à ce que cette dame milite ouvertement pour le report des élections. D’habitude, on reproche aux chefs d’État africains de ne pas respecter les Constitutions. Ici, on m’oblige en quelque sorte à la bafouer. Je trouve cela étrange.
En exigeant le départ des Bérets bleus de la Minurcat, dont 300 stationnent en Centrafrique dans la région de Birao, le président tchadien Idriss Déby Itno vous a mis devant le fait accompli.
C’est exact.
Ce n’est pas très fraternel de sa part…
Il est le chef de l’État d’un pays souverain. Je ne vais pas lui reprocher de veiller d’abord à ses propres intérêts. Pour le reste, nous poursuivons nos discussions avec M. Ban Ki-moon.
Lequel vient de vous interpeller de nouveau sur le cas de l’opposant disparu Charles Massi. Votre position à vous est la suivante : vous supposez que le colonel Massi a été tué à l’occasion d’un affrontement avec vos troupes. Mais vous n’en savez pas plus. C’est cela ?
Oui, c’est cela. Charles Massi a été l’un de mes ministres, la deuxième personnalité du gouvernement. Il en est sorti après le dialogue politique inclusif de 2009. Puis il a gagné la France pour rendre visite à sa famille. Et tout à coup, à ma grande surprise, j’ai appris qu’il était réapparu à la tête d’une bande armée du côté de la frontière tchadienne. Il a notamment revendiqué à trois ou quatre reprises l’attaque de la localité de Ndélé. Massi avait choisi le dialogue à coups de kalachnikovs. Une telle posture n’est pas sans risques, vous en conviendrez.
Peut-être n’auriez-vous pas dû l’écarter du gouvernement…
Personne n’est ministre à perpétuité.
Tant que le corps de Charles Massi n’aura pas été retrouvé, cette affaire risque de vous suivre…
Une fois encore, le choix des armes implique des conséquences que les concernés se doivent d’assumer. Parmi elles, il y a le risque de mourir au combat. J’ai moi-même été un rebelle, j’ai eu la chance de survivre. Je sais ce que c’est. C’est à pile ou face. Et puis, pourquoi ne parle-t-on pas des soldats, des officiers et des civils tués lors des attaques que Massi a revendiquées ? Ils n’intéressent ni les défenseurs des droits de l’homme ni la communauté internationale.
En mars dernier, votre ministre de la Sécurité a annoncé la découverte d’un projet de coup d’État fomenté, à l’en croire, par des partisans de l’ancien président Patassé. Depuis, plus rien. Où en est l’enquête ?
J’ai eu à en parler avec le président Patassé. C’est une affaire classée. Une séquelle du passé. No comment…
Plus récemment, en juin, le supermarché Rayan, la plus grande surface de vente de Bangui, a été dévasté par un incendie que vous avez qualifié de « crime économique ». Plusieurs personnes ont été arrêtées, notamment des avocats, dans le cadre de cette affaire. Pourquoi vous en êtes-vous mêlé ?
50 milliards de F CFA sont partis en fumée dans le centre de la capitale et vous voudriez que je reste les bras croisés ? Cela dit, que l’on me comprenne bien : je n’ai jamais déclaré qu’il s’agissait là d’un attentat politique. C’est un crime de droit commun.
La loi de programmation militaire prévoit une augmentation des effectifs de l’armée centrafricaine de 6 500 hommes aujourd’hui à 10 500 en 2013. Comment espérer sécuriser un territoire plus vaste que celui de la France avec 10 000 hommes ?
C’est peu, effectivement. Mais nos moyens sont faibles. L’important est que cette armée soit de mieux en mieux formée, de plus en plus professionnelle. C’est l’objectif de cette loi.
Vous avez conclu en avril avec la France un nouvel accord de coopération militaire du type de ceux que Paris a signés avec le Gabon, le Sénégal et le Bénin. Désormais, en cas de crise intérieure, l’armée française n’interviendra pas…
Tout à fait.
Et en cas de réédition de l’offensive rebelle de 2007 sur Birao par exemple, la France n’enverra plus ses paras et ses Rafale à votre secours.
C’est à discuter, dans la mesure où l’agression dont vous parlez est venue d’un pays voisin. Mais je pense que même dans ce cas, la France n’interviendra pas.
Où en sont vos relations avec la société française Areva, à laquelle vous avez concédé il y a trois ans l’exploitation de la mine d’uranium de Bakouma ?
La phase d’exploitation en tant que telle devrait commencer à la fin de 2010. Pour l’instant, hormis quelques subventions prévues dans notre accord et quelques centaines d’emplois locaux créés, il n’y a pas encore eu de retombées financières pour le Trésor.
Quels revenus espérez-vous en tirer ?
Je l’ignore pour l’instant.
Trois ans après, toujours rien. C’est un peu lent, non ?
Oui. Et je le regrette. Mais je suppose qu’Areva sait ce qu’il fait. C’est une société de réputation mondiale.
Quand avez-vous rencontré le président Sarkozy pour la dernière fois ?
En juin, à Nice, lors du sommet Afrique-France.
Avez-vous parlé des élections ?
Non. Discussion purement protocolaire et amicale.
Lorsque votre adversaire Martin Ziguélé est reçu à la cellule africaine de l’Élysée, cela vous choque ?
La cellule africaine de l’Élysée reçoit tout le monde, c’est son job. L’important, c’est de faire la part des choses. Et notamment de savoir que notre opposition est une opposition manipulatrice, qui excelle dans l’intoxication et la désinformation.
La Centrafrique a 50 ans. Qu’y a-t-il à célébrer ?
La démocratie, l’absence de prisonniers politiques, la liberté de la presse, le retour progressif d’une diaspora désireuse d’investir au pays, des cadres de mieux en mieux formés : tout cela n’est pas rien.
Et le négatif ?
Nous en sommes tous responsables, civils et militaires, politiciens et officiers. Nous n’avons pas su prendre en main notre destin ; l’égoïsme et la méchanceté ont pris le pas sur le patriotisme. Tous, à un moment ou à un autre, nous avons failli.
La France a joué un rôle majeur en Centrafrique au cours de ce demi-siècle. N’est-elle pas elle aussi responsable de ce gâchis ?
La France est un pays étranger qui, au pire, n’a fait qu’exploiter nos propres faiblesses. Il ne dépendait que de nous qu’elle ne se mêle pas de nos affaires.
Ange-Félix Patassé estime que c’est lui qui a installé la démocratie. Êtes-vous d’accord ?
C’était une démocratie de bagarres permanentes, ponctuée de mutineries et de tentatives de coups d’État. Rien à voir avec ce que nous constatons aujourd’hui.
La mort d’Omar Bongo Ondimba a laissé un vide en Centrafrique, où il occupait une place déterminante de médiateur et de modérateur entre le pouvoir et l’opposition. At-il été remplacé dans ce rôle ?
Son fils, le président Ali Bongo Ondimba, lui a en principe succédé en tant que médiateur. Nous pourrons toujours le solliciter s’il y a problème. Mais il faut reconnaître que tout cela en est encore au stade des balbutiements. Tout le peuple centrafricain regrette le doyen Bongo.
Le président tchadien, Idriss Déby Itno, vous apporte-t-il toujours un appui militaire ?
Une quarantaine d’éléments de sécurité tchadiens sont présents ici à la présidence.
Dans le cadre de l’affaire Bemba, la Cour pénale internationale [CPI]peut être amenée à s’intéresser au cas Patassé. Quelle est votre position ?
Cela regarde Patassé et la CPI. Pour l’instant, Ange-Félix Patassé est un citoyen centrafricain comme un autre, libre de ses mouvements.
Et si la CPI vous demande de coopérer avec elle, voire de lui livrer l’ex-président ?
Lui-même a déclaré qu’il était prêt à répondre de ses actes au cas où. Il n’y a donc pas, a priori, de problème.
Quand la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac) va-t-elle enfin sortir de la tourmente ?
Lors du sommet de Brazzaville, en juin, nous avons accordé au nouveau gouverneur équato-guinéen ce qu’il demandait. Son entourage a été expurgé des éléments qui, semble-t-il, ne respectaient pas son autorité. Laissons-le travailler.
En attendant, le FMI a suspendu tout décaissement via la Beac. Notamment ceux qui vous étaient destinés…
Effectivement. Nous sommes une victime collatérale d’un problème qui ne nous concerne pas, puisque nous avons rempli toutes nos obligations à l’égard du Fonds. Le FMI reproche à la Beac, par laquelle transite l’argent, de ne pas être claire. Une mission a été dépêchée à Washington pour résoudre cet imbroglio.
Est-il vrai que les Centrafricains sont nostalgiques de l’époque Bokassa ?
Je n’irai pas jusque-là. Mais il faut reconnaître que Bokassa est celui qui a le plus bâti dans ce pays.
Vous vous représentez pour un mandat de cinq ans qui, en principe, sera le dernier. Souhaitez-vous que la Constitution soit modifiée pour vous permettre d’aller au-delà ?
Comme vous y allez ! Je ne suis pas encore réélu et vous me parlez de jouer les prolongations. Votre question est sans objet.
Comment imaginez-vous la Centrafrique dans vingt ans ?
Je rêve d’un pays désenclavé avec des aéroports, des voies ferrées, des routes, des hôpitaux, des écoles, enfin engagé sur la voie du développement accéléré.
Il vous faut un plan Marshall…
Sans doute. Mais avec notre uranium, notre or et peut-être demain notre pétrole, si notre bataille juridique contre la compagnie américaine Grynberg Petroleum est enfin gagnée, ce n’est pas impossible.
Ou alors un mégaprêt chinois à la congolaise ?
Nous n’avons pas encore eu cette chance.
Vous arrive-t-il de prendre des vacances ?
Non. Deux ou trois jours de repos parfois, sans plus. Pas le temps.
Vous êtes-vous enrichi depuis votre accession au pouvoir ?
Le pays est si pauvre. Avec quoi pourrais-je m’enrichir ?
Dieu est-il à vos côtés ?
Sûrement.
Ange-Félix Patassé pense la même chose en ce qui le concerne. Il ajoute que c’est Dieu qui, une nuit, lui a ordonné de revenir à Bangui pour sauver la Centrafrique.
[Sourire] S’il le dit…
Il semble parfois que Dieu ait oublié la Centrafrique.
Ce n’est pas sa faute, mais celle des hommes. Le premier devoir que Dieu a donné à l’homme, c’est de travailler. Or, tout pousse ici, il suffit de se baisser. Si notre production de coton a chuté de 100 000 tonnes par an à 3 000 t en un quart de siècle, c’est de notre responsabilité. L’aide de Dieu se mérite. Aucun peuple n’a réussi sans travail. Kwa na kwa : « Le travail, rien que le travail… »
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