Main basse sur le fleuve
Pour étendre les surfaces irriguées dans la région de Ségou, l’État a dû faire appel à des investisseurs étrangers. Des milliers d’hectares ont été alloués à la Libye.
Sous un soleil de plomb, Charlotte Sama surveille le battage de son riz. La récolte s’annonce plutôt bonne et, cette année, ses 5 hectares de terre lui permettront sans doute de nourrir les vingt personnes dont elle a la charge. Mais Charlotte est inquiète : à deux pas de sa parcelle, un gigantesque canal – le canal Malibya : 100 m de large, 40 km de long – vient d’être creusé. « Le jour où il sera alimenté, pas sûr qu’il reste assez d’eau pour nous. »
Charlotte cultive un lopin de terre que l’Office du Niger, un organisme public, lui a cédé pour une durée d’un an, à une cinquantaine de kilomètres de Ségou (centre du Mali). Comme 35 000 autres agriculteurs, elle ne doit payer qu’une redevance annuelle pour l’utilisation de l’eau, soit environ 85 euros par hectare. Au total, l’Office du Niger administre 85 000 ha de terres irriguées grâce au fleuve Niger et au barrage de Markala, inauguré dans les années 1940. Quelque 500 000 t de riz y sont produites chaque année.
L’État malien désire étendre cette surface irriguée et doubler la superficie des terres cultivées d’ici à cinq ans. Mais, faute de moyens financiers, il a dû faire appel au secteur privé : des milliers d’hectares sont octroyés à des investisseurs étrangers pour une période de cinquante ans en échange de la construction d’infrastructures d’irrigation. Entre 2004 et 2009, 162 850 ha ont été alloués et les investissements prévus se chiffrent à 232 millions d’euros.
Planification
C’est un fonds d’investissement libyen qui finance les travaux du canal Malibya. En échange, le Libya Africa Portfolio for Investment pourra utiliser pendant cinq décennies les 100 000 ha de terre situés en aval, et sans obligation d’écouler localement le riz produit.
La construction du canal a donné du travail à 800 Maliens, mais elle préoccupe les paysans des villages environnants. Comme Charlotte, le directeur de l’Office du Niger à Kolongo, Auguste Drago, estime que lorsque le canal de Malibya sera alimenté il n’y aura plus assez d’eau pour satisfaire la demande. « Il est impératif de procéder au curage et au rehaussement des talus du bassin situé en amont du canal », prévient-il. Mais l’Office du Niger n’a pas les reins assez solides pour se lancer dans une telle entreprise. « Nous n’avons pas l’argent nécessaire. Les bailleurs de fonds internationaux sont les bienvenus pour nous aider à réaliser ces travaux », explique Auguste Drago.
Certains y voient la preuve d’un manque de planification, qu’ils expliquent par le fait que ce n’est pas à l’Office du Niger, mais à la présidence, que sont prises les décisions, et mettent en avant les bonnes relations qu’entretiennent le chef de l’État malien, Amadou Toumani Touré, et le « Guide » libyen, Mouammar Kadhafi. D’autres ne manquent pas de souligner que, malgré les 40 millions d’euros qui ont déjà été dépensés pour la construction du canal et de la route qui le longe, les résultats de l’étude d’impact socio-économique ne sont toujours pas connus. On ne sait pas non plus comment seront dédommagés les gens qui vivent sur ces terres, notamment ceux qui y pratiquent la culture pluviale du mil.
Ce qui n’empêche pas Kassoum Denon, PDG de l’Office du Niger, de défendre ce projet, qui permettra d’étendre la superficie irriguée réservée aux petits producteurs. Selon lui, « de part et d’autre des 19 premiers kilomètres du canal seront aménagés des champs irrigués pour les paysans ».
Cette annonce arrive à point nommé, car l’attribution des parcelles est toujours un casse-tête. Les premiers à être venus s’installer dans la région pour augmenter la production agricole sous le régime colonial recevaient 5 ha chacun. C’était il y a trois générations. Chaque année, les parcelles sont divisées et doivent nourrir de plus en plus de bouches. La famille Paré connaît bien le problème : installée à Kolongo, tout près du canal, elle dépend des 7 ha sur lesquels elle cultive du riz. Les années ont passé et cela ne suffit plus pour nourrir les cinq frères, devenus chefs de famille et responsables de leurs femmes et enfants. Pour la famille Paré, l’augmentation de la surface des terres irriguées ne pourrait pas mieux tomber.
Situation critique
Les éleveurs sont moins enthousiastes. Chaque année, les troupeaux viennent de tout le Mali, de Mauritanie, du Burkina Faso, pour passer la saison sèche sur les plaines inondables du delta intérieur du fleuve Niger, une région située près de Mopti, en aval des zones rizicoles. Les bêtes s’y nourrissent de bourgou, une plante aquatique aux qualités nutritives exceptionnelles. Mais selon James Leten, consultant pour le cabinet hollandais Royal Haskoning et coauteur d’un rapport sur le delta intérieur du Niger, les surfaces inondées diminuent chaque année. En cause, les changements climatiques, mais aussi les systèmes d’irrigation. Le rapport prévoit que les travaux en cours vont entraîner une diminution de 43 % des zones d’eaux profondes dans le delta intérieur, les seules propices à la croissance du bourgou. « La situation deviendra critique pour les éleveurs nomades, explique James Leten. Des mesures d’accompagnement doivent être mises en place pour les diriger vers d’autres activités. » Le chercheur a bien tenté d’alerter les élus en présentant les conclusions de son rapport, mais sans parvenir à les convaincre de l’urgence d’agir.
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