Faustin Linyekula : « La congolité n’est pas une question de sang »
Seul Africain à être régulièrement invité à participer au plus important rendez-vous théâtral français, qui se tiendra cette année du 7 au 27 juillet, Faustin Linyekula présentera une version congolaise de Bérénice. Interview.
Voilà maintenant une dizaine d’années que le Congolais (RD Congo) Faustin Linyekula s’est imposé sur les scènes internationales. Ses spectacles aux titres intrigants – Spectacularly Empty (2001), Triptyque sans titre (2002), Radio Okapi (2004), Le Festival des mensonges (2005-2006), The Dialogue Series : III. Dinozord (2006), More, More, More… Future (2009) – ont fait le tour du monde. À la fois danseur, chorégraphe, homme de théâtre, performeur, musicien, vidéaste, cet artiste avant-gardiste s’inspire des techniques de la danse contemporaine tout en accompagnant ses spectacles d’une réflexion novatrice sur le rapport entre l’art et les sociétés africaines.
Né en 1974 à Kisangani, Faustin Linyekula s’est initié au théâtre dans les années 1980 grâce aux ateliers organisés par le centre culturel français de sa ville natale. À cause de la guerre civile qui sévit dans sa région, il s’est exilé pendant plusieurs années, avant de revenir s’installer dans son pays en 2001. Il y a mis sur pied une structure pour l’enseignement et la promotion de la danse et du théâtre visuel, baptisée Studios Kabako.
Après Berlin (Allemagne) et Angers (ouest de la France) où Pour en finir avec Bérénice a été joué dans sa version « work in progress », cette nouvelle pièce sera présentée au Festival d’Avignon, du 17 au 24 juillet.
Jeune Afrique : Vous êtes le seul artiste d’Afrique subsaharienne à avoir été invité cette année au Festival d’Avignon. Si ce n’est pas une consécration, ça y ressemble beaucoup !
Faustin Linyekula : Ce n’est pas la première fois que je viens à Avignon. J’étais déjà là en 2003 pour présenter un spectacle dans le in. Malheureusement, cette année-là, à cause de la grève des professionnels du théâtre, je n’ai pas pu jouer. Ce fut néanmoins une expérience tout à fait exaltante pour moi, car j’ai pu voter. Pour ou contre la grève. C’était la première fois de ma vie que je votais ! Je suis revenu à Avignon en 2007 avec deux spectacles qui ont été, je crois, appréciés. Je recommence cette année.
Que proposez-vous cette année ?
Un voyage au Congo avec Bérénice. Mon spectacle s’inscrit dans le prolongement du travail que j’ai fait en 2009 à la Comédie-Française où l’on m’avait demandé de monter Bérénice avec les acteurs de la Maison de Molière. Cette expérience m’a permis d’aller vers Racine, d’apprendre à le connaître et à l’aimer, surtout à travers sa langue si belle dans son ordonnance majestueuse. Je me suis également rendu compte que mon travail sur le théâtre classique ne pouvait pas s’arrêter là. Pour le finir, il fallait emmener Racine dans mon monde, le faire entrer en résonance avec les questions linguistiques, culturelles, politiques qui se posent aujourd’hui au Congo. D’autant que cette pièce, où se joue le destin d’une princesse amoureuse d’un empereur romain qui va la rejeter car Rome ne veut pas d’elle à cause du sang oriental qui coule dans ses veines, se prête à une lecture actualisée.
Qu’est-ce qui fait de Bérénice une héroïne contemporaine ?
Ce qui m’intéressait chez elle, c’est cette figure d’étrangeté et d’altérité qu’elle incarne. Bérénice a versé son sang pour le nouvel empereur, et pourtant elle reste une étrangère aux yeux de Rome et doit regagner les déserts d’Orient. Elle est en quelque sorte le tirailleur sénégalais avant la lettre ; elle est l’ancêtre des jeunes Africains qu’on expulse à coups de charters.
L’étranger n’est pas très valorisé dans les pays africains non plus…
Vous avez raison. La question d’étrangeté est également pertinente au Congo, où l’on se déchire depuis plusieurs années autour du concept de la « congolité ». L’appartenance se réduit partout à une question de sang, alors qu’elle devrait être à mon sens une question d’histoire partagée. Qu’est-ce qui fait que l’on reste ou non un étranger ? Bérénice pose aussi pour moi le problème du français, qui est la langue officielle de mon pays, alors qu’à peine 20 % de la population la pratique. Je voulais voir comment les acteurs de la pièce, tous congolais, s’empareraient de cette langue, qui est très chargée historiquement et socialement.
Votre approche rappelle ce qu’ont fait un certain nombre d’écrivains postcoloniaux qui se sont saisis des thématiques de la littérature européenne pour les subvertir en les vidant de leurs préjugés impérialistes.
Dans les interstices de l’histoire d’amour triangulaire réunissant Antiochus, Bérénice et Titus, que raconte Racine, j’ai effectivement essayé de glisser une autre histoire, qui commence en 1960. C’est l’histoire des indépendances africaines et des relations compliquées entre colonisateurs et colonisés. Le public pourra par ailleurs entendre pendant le spectacle un enregistrement de Stuart Hall, le grand intellectuel britannique d’origine jamaïcaine qui a été l’un des initiateurs des études postcoloniales dans les universités anglaises. J’ai voulu rendre hommage à Hall en rappelant sa belle réponse à un ami anglais qui s’était étonné de sa présence en Angleterre : « Je suis venu terminer le voyage colonial. »
Vous êtes à la fois chorégraphe et homme de théâtre. Comment vous définissez-vous ?
Comme un raconteur d’histoires, avant tout. Qu’il soit difficile de cerner la forme qu’épousent ces histoires, cela n’a rien d’étonnant, car le territoire mental, mais aussi le territoire géographique, physique, historique que j’essaie de partager, sont éminemment instables. C’est comme si je me trouvais en face d’un tas de ruines, et il me faut construire un abri avec ces ruines. Quand on travaille dans ces conditions, on ne se préoccupe pas de savoir de quelle couleur est la bâche ! J’utilise les moyens qui sont à ma disposition pour raconter ce qui me tient à cœur. Ces moyens peuvent être la danse, la parole ou même une chanson. S’agissant de Pour en finir avec Bérénice, nous serons sept sur scène. Six acteurs et un danseur. Les acteurs prennent la parole pour évoquer le quotidien congolais qui se mêle aux vers raciniens. J’ai jeté mon corps de danseur au milieu de ce brouhaha et de ces ruines. Pour moi, le théâtre est toujours une question de corps : un corps qui parle, qui chante, qui danse, qui crie.
En 2003, vous êtes revenu au Congo, après un long exil qui vous avait conduit sur les routes d’Afrique et d’Europe. Est-ce que le pays natal vous manquait ?
Je suis revenu au Congo quand ma condition d’étranger a commencé à me peser. Je me suis aussi rendu compte que ce ne sont pas les histoires d’exil que je voulais raconter à travers mes spectacles. À partir de ce moment, il était clair pour moi que je devais revenir au Congo, car c’est là que se trouvaient les sources de ce qui me met en branle, pour ne pas dire mon « inspiration », qui est un mot que je n’aime pas trop.
Que pensez-vous des célébrations qui ont eu lieu un peu partout à l’occasion du cinquantenaire des indépendances africaines ?
Vous avez dit « célébration » ? Qu’est-ce qu’il y a à célébrer ? Il suffit de regarder le délabrement autour de nous pour se rendre compte du gâchis humain qu’ont été les cinquante dernières années en Afrique. Qu’avons-nous fait de nos cinquante ans ?
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