Alger : promenade dans une ville hantée
Deux fois millénaire, la capitale grandit, se modernise, est pleine de vie. Pourtant, ses rues et les histoires qu’elles racontent fourmillent de fantômes. Ceux du temps de la colonisation et ceux, plus proches, de la décennie noire.
Le paradoxe algérien
À quelques pas de la place de la Grande-Poste, à l’ombre des arbres, Mohamed installe tous les matins un petit présentoir. Il vend des cartes postales, de vieilles photos d’Alger en noir et blanc et quelques bricoles. Les clients sont rares, quant aux touristes, « il n’en passe presque jamais ». Mohamed a pourtant beaucoup à raconter. Algérois de naissance, il connaît l’histoire des rues par cœur et distille avec délice anecdotes et légendes sur la ville blanche et sur ses habitants. « Mais, c’est vrai, je regrette l’Alger d’autrefois. Je me souviens encore de la ville dans les années 1960, de la joie de vivre qui y régnait, des terrasses de café toujours bondées. Nous étions pleins d’espoir à l’époque. »
Où que l’on se promène dans Alger, une nostalgie domine et s’installe. Précédée, même pour ceux qui découvrent la ville, d’une étrange impression de « déjà-vu ». Décrite par André Gide et Pierre Loti, adorée par Albert Camus, mise en lumière par Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra ou Kateb Yacine, Alger la Blanche tient du mythe autant que de la réalité et s’affiche à l’imparfait autant qu’au présent.
Ici, le passé est partout, envahissant, incontournable, obsédant. « Vous voyez ces immeubles, ils ont été construits par les Français. À l’époque, le centre était surtout habité par les pieds-noirs, il y avait très peu d’Algériens », raconte Mohamed dans un français parfait.
Il suffit d’admirer les immeubles haussmanniens, de lire les anciens noms des rues, de s’arrêter sur la place des Martyrs, pour constater que les cent trente années de colonisation française ont laissé une empreinte indélébile sur la physionomie de la ville. Dans les esprits des Algérois aussi. À l’indépendance, en 1962, Mohamed avait 20 ans. Aujourd’hui encore, il parle avec passion de la guerre de libération, du départ des pieds-noirs, qui ont laissé derrière eux « une ville fantomatique, vidée de ses habitants ». Il manifeste encore une certaine acrimonie envers la France et ses dirigeants. « Nous avons payé cher notre indépendance, assène-t-il. La France nous donne des leçons de démocratie, alors qu’elle n’a jamais reconnu sa dette envers ce pays. »
Plaisirs et déplaisirs de mégapole
Depuis, Alger s’est peuplée d’autres fantômes. Ceux de la « décennie sanglante », qui a fait près de 200 000 victimes dans les années 1990, dont l’ombre hante encore les rues. Officiellement, le calme est revenu : plus de couvre-feu, plus d’attentats terroristes depuis 2007. Pourtant, les barrages de police rappellent que la ville, comme tout le pays, vit encore sous le régime de l’état d’urgence. Impossible de pénétrer en voiture dans la cour d’un hôtel ou d’un lieu public un temps soit peu stratégique sans que des agents de sécurité aient procédé à une fouille minutieuse du coffre. À l’aéroport, les mesures de sécurité sont ubuesques. Entre l’enregistrement et l’embarquement, les passagers sont soumis à pas moins de cinq contrôles. À Hydra, ville entourée de barbelés et de caméras de sécurité, l’ambassade de France ressemble à un véritable bunker.
Alger n’en reste pas moins une ville méditerranéenne vivante et colorée, empreinte du charme des grands ports, comme Naples ou Marseille. Dans le mythique quartier de Bab el-Oued, que le réalisateur Merzak Allouache a si souvent filmé, les rues grouillent de monde. Des boutiques de vêtements, de DVD pirates et de gadgets en provenance de Chine se pressent les unes contre les autres. Dans les vitrines s’exposent des hidjabs colorés, agrémentés parfois de paillettes, que les jeunes filles arborent avec force coquetterie. Face à l’une des plus belles baies du monde, on se dit que la ville pourrait être un enchantement pour les touristes aimant flâner.
Pourtant, les Algérois pestent contre leur ville. « La qualité de vie s’est beaucoup dégradée. La circulation est devenue un enfer et on perd des heures dans les embouteillages. Ça fait plus de vingt ans qu’on nous promet un métro, mais on ne l’a toujours pas eu ! » s’emporte Linda, professeure dans un lycée du centre-ville. Dans les vieux quartiers de la capitale, aux abords de Bab el-Oued, des immeubles décrépis menacent de s’effondrer. La Casbah, cœur historique de la capitale, inscrite au patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), tombe littéralement en ruine. L’urbanisation, parfois sauvage, a défiguré certains quartiers de la ville et rompu son harmonie.
Ces vingt dernières années, les bidonvilles se sont multipliés et leurs habitants réclament avec de plus en plus de véhémence d’être relogés dans des conditions décentes. Le pouvoir a lancé de grands travaux et promis d’éradiquer l’habitat insalubre. Tout autour de la capitale, les grues et les ouvriers chinois s’activent pour faire sortir de terre des cités HLM sans charme. Et, l’un après l’autre, les bidonvilles disparaissent et leurs habitants retrouvent des conditions de vie décentes.
« Fâchée avec le bonheur » ?
Alger bouge et veut se doter de tous les atours d’une capitale moderne. Les infrastructures se développent, les équipements modernes se multiplient et les immeubles poussent comme des champignons. La ville devrait bénéficier d’une partie du colossal plan d’investissements 2010-2014. « À chaque fois que je reviens ici en vacances, je découvre une ville transformée et de nouveaux bâtiments », se réjouit Ali, étudiant en commerce à Paris.
Pourtant, les Algérois sont loin d’être tous enthousiastes. « On a accumulé beaucoup de retard. Contrairement à Casablanca, au Caire ou même à Tunis, il n’y a pas grand-chose à faire ici. Même ceux qui ont de l’argent n’arrivent pas à profiter de la ville parce qu’ils ne trouvent pas où dépenser », ajoute Linda.
Faut-il alors croire le journaliste du quotidien El-Watan, Mustapha Benfodil, lorsqu’il écrit que la malédiction d’Alger est d’être « fâchée avec le bonheur » ? Peut-être, tant il est vrai que les Algérois ont bien du mal à regarder l’avenir avec sérénité. « Sur le plan politique, la situation est confuse, on ne sait pas ce qui nous attend et on n’a pas vraiment l’impression d’avoir prise sur les événements. Sur le plan économique, c’est pareil », déplore Hamid, ancien cadre du ministère de l’Habitat, aujourd’hui retraité. Depuis le début de l’année, l’affaire Sonatrach et les scandales de corruption qui ont fait les choux gras de la presse, ou l’assassinat d’Ali Tounsi, le patron de la police, n’ont pas aidé à rassurer. « On a l’impression que nos responsables s’en mettent plein les poches, s’insurge Hamid. Comment est-ce qu’on peut leur faire confiance dans ces conditions ? »
L’union, au-delà du football
Pour les jeunes, l’avenir est encore plus angoissant. Bien que très patriotes, beaucoup d’entre eux nourrissent encore l’espoir de s’installer un jour en Europe, malgré les risques de chômage et la difficulté à obtenir des papiers. La politique ? Ils ne s’y intéressent pas et préfèrent largement parler de leurs nouvelles idoles, Les Fennecs. Dans les rues de Bab el-Oued, des maillots de l’équipe nationale de football sèchent à tous les balcons. Ce sont ceux que portent les adolescents du quartier quand ils vont jouer au foot, presque tous les soirs, dans un terrain vague voisin. « Le soir où l’on a été qualifiés pour la Coupe du monde, c’était la fête. Alger était transformée : il y avait un monde fou dans les rues et, pour la première fois depuis longtemps, on avait l’impression d’être tous rassemblés autour d’un événement heureux », raconte Omar, un adolescent du quartier.
« Le drame de notre pays, c’est que les Algériens ne se rassemblent qu’autour de deux choses : les remontrances contre la France et le football, regrette une journaliste algéroise. Il est grand temps qu’émerge un projet de société fédérateur qui permette aux Algériens de regarder ensemble dans la même direction. »
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