Silvère Tian, l’entêté du ballon ovale

À force de persévérance, l’international ivoirien s’est fait une place dans le monde du rugby professionnel en France. Il vient de signer avec Bourgoin, un club de l’élite.

À 30 ans, Silvère Tian, qui accède à la première division française, est enfin reconnu. © Vincent Fournier/J.A.

À 30 ans, Silvère Tian, qui accède à la première division française, est enfin reconnu. © Vincent Fournier/J.A.

Publié le 8 juillet 2010 Lecture : 5 minutes.

C’est bien connu : les Noirs, ça court plus vite. Quand Silvère Tian est arrivé en France à l’âge de 19 ans en provenance d’Abidjan, c’est ce que lui a affirmé son premier coach. Alors qu’il était numéro 10 – un poste stratégique au rugby, équivalent du meneur de jeu au football –, il est immédiatement repositionné en 15 (à l’arrière), où l’on est censé faire preuve de rapidité. Problème : « J’étais le seul Noir qui n’allait pas vite ! » ironise le jeune homme. À bientôt 30 ans, ce n’est toujours pas sa qualité première. Ça ne l’a pourtant pas empêché de percer dans le monde du ballon ovale, au point d’être convoité, en mai dernier, par les meilleurs clubs français – et de signer avec l’un d’eux.

Bourgoin-Jallieu n’est pas l’endroit le plus accueillant de France. Coincée entre Lyon et Grenoble, entourée de zones industrielles interminables et longée par une autoroute ultrafréquentée, cette ville de 25 000 habitants est surtout réputée pour son club de rugby, le CSBJ, vice-champion de France en 1997. Longtemps, Silvère a espéré signer à Toulon, un club plus huppé pour une région où il fait bon vivre. Mais le dernier demi-finaliste du championnat cherchait, pour des raisons de règlement, un joueur formé en France. Silvère s’est donc engagé à Bourgoin plutôt qu’à Montpellier – une autre ville réputée pour son cadre de vie. « Je voulais être bien entouré, or je connais déjà l’entraîneur de Bourgoin. Et puis, ici, je pars titulaire et buteur », explique-t-il. S’il avoue avoir souvent été victime de propos racistes alors qu’il était le seul Noir de son équipe, le calme (et parfois le conservatisme) des villes de province ne l’effraie pas, lui l’enfant de Treichville.

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Le parcours de Silvère, depuis qu’il a posé ses crampons dans l’Hexagone, en 1999, ressemble à un tour de France des rases campagnes. Ce fut d’abord Rodez, petite préfecture de l’Aveyron, un des départements les plus enclavés de France. Repéré alors qu’il participait au Championnat du monde junior avec la sélection ivoirienne, Silvère y arrive avec pour tout bagage son talent. « C’était la première fois que je quittais ma famille. On avait toujours vécu ensemble. Ça a été dur. Je pleurais tous les jours. »

Pas simple, pour un jeune homme habitué à jouer depuis tout petit avec ses copains de la cité du Port d’Abidjan, de s’intégrer dans une telle ville. Mais l’homme a du caractère. Gamin déjà, il avait su imposer son choix à son père. « J’ai commencé à jouer à l’âge de 6 ans, à l’Association sportive du Port autonome. Mon père travaillait au port mais il n’était pas au courant. Il ne l’a appris qu’au bout d’un an. » Le dialogue est alors difficile. Le père, Edmond : « C’est quoi ce sport ? C’est trop violent. Soit tu joues au foot, soit tu arrêtes le sport ! » La mère, Yvonne, acquiesce­. Mais le fils, Silvère, persévère. « Je suis allé voir un ami de mon père pour qu’il le raisonne. » Il devra tout de même attendre ses 22 ans pour que le paternel se déplace enfin au stade. Sa mère ? « Elle ne m’a jamais vu jouer. » Aujourd’hui, pourtant, « elle est fière de moi », pense Silvère. Il faut dire que le gamin timide – quoiqu’un brin turbulent – qu’elle a vu grandir ne s’est pas laissé démonter.

À Rodez, il se sent seul. Le stade est à 10 km de chez lui, et le chauffeur que le club lui avait promis joue au fantôme. Alors il s’y rend à pied, entre deux cours à l’école de commerce où il est inscrit. En Aveyron, le vent d’hiver est presque aussi glacial que les habitants : il a envie de rentrer au bercail. Mais il résiste. Parce que ses amis l’appellent régulièrement ; parce que, au pays, c’est une année blanche pour les étudiants ; et parce que son père aujourd’hui disparu lui a dit un jour au téléphone : « Tu es un grand garçon, arrête de pleurer ! » À vrai dire, Silvère n’est pas grand, mais c’est un « beau bébé » : 1,74 m pour 85 kg. Malgré ce physique de demi de mêlée, le coach de Rodez ne veut pas lui donner les rênes de l’équipe. « Pour beaucoup de gens, un Africain doit courir vite et n’est pas capable de diriger le jeu », regrette Silvère. Il change alors de poste et finit par s’imposer.

Un an plus tard, courroucé par l’attitude des dirigeants, il file à Flers, dans le fin fond de la Normandie. Une division au-dessous de celle où joue Rodez, mais là, il retrouve Claude Ezoua, son sélectionneur. « À l’époque, je ne pensais pas devenir professionnel, ça ne m’avait jamais traversé l’esprit », assure-t-il. Quelques années plus tard, alors qu’il joue à Tours, le club d’Aurillac, qui évolue dans l’élite, le drague. « Mais j’étais bien à Tours. J’ai dit non. » Ce n’est que lors de sa dernière année à Bourg-en-Bresse, une autre préfecture d’un département rural où il a passé trois ans, qu’il prend conscience de ses capacités. « La dernière année, je leur ai annoncé : “On monte, et après je pars.” Je me suis dit que je pourrais faire du rugby mon métier. »

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En 2008, il signe à Oyonnax, une bourgade plus petite que Bourg-en-Bresse dont le club évolue en Pro D2 (la deuxième division). Devenu professionnel, Silvère affiche ses ambitions : « Quand je suis arrivé, j’ai dit aux dirigeants : “Je reste chez vous deux ans, et après je signe en Top 14” [la première division, NDLR]. Je savais que j’avais le niveau. » Bonne vision du jeu, déplacements et crochets imprévisibles, excellent coup de pied : dès la première année, il tape dans l’œil des recruteurs. Mais il n’a qu’une parole – il respectera son contrat de deux ans. « La patience est sa principale qualité », dit de lui Abou Camara, le sélectionneur de la Côte d’Ivoire, son « père spirituel ». « Tout jeune déjà, on sentait en lui une grande envie d’apprendre. Il sait ce qu’il veut. » « Faut pas être pressé quand on est un sportif, sinon on se grille », estime Silvère. Et tant pis si la consécration n’arrive alors qu’à 30 ans, au crépuscule de sa carrière. « Je me dis que c’est pas plus mal ; que si j’avais été plus vite, je ne serais pas là où je suis. »

Il se dit aussi que Bourgoin n’est peut-être qu’une étape de plus avant de rejoindre un grand club et une grande ville. Père d’une fille née d’un amour évaporé, il rêve de Toulouse, la référence, et pense toujours à Toulon, le club qui monte. Peut-être que, d’ici là, sa mère le verra (enfin) jouer en regardant la télé, depuis Treichville. Elle doit s’être fait une raison aujourd’hui : deux des frères de Silvère jouent eux aussi au rugby.

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