Le troisième homme

Vice-Premier ministre, Igor Setchine est aussi le patron du géant gazier Rosneft. Aux côtés de Dmitri Medvedev et de Vladimir Poutine, il a pour – difficile – mission de moderniser une économie trop dépendante des hydrocarbures.

Au cours d’une interview, le 19 juin à Saint-Pétersbourg. © Alexander Demianchuk/Reuters

Au cours d’une interview, le 19 juin à Saint-Pétersbourg. © Alexander Demianchuk/Reuters

Publié le 15 juillet 2010 Lecture : 7 minutes.

Comme nombre de dirigeants russes du passé, Igor Setchine a un CV passablement flou. Vice-Premier ministre et président de la compagnie pétrolière nationale Rosneft, il appartient à ce qu’on appelle les siloviki. Soit une caste d’apparatchiks, pour la plupart anciens membres du KGB, qui, débarqués au Kremlin au début des années 2000 dans le sillage de Vladimir Poutine, ont entrepris de remodeler la Russie dans un sens très autoritaire. Mais quand on lui demande si, oui ou non, il appartient à ce club des durs, il a un mouvement de recul. « Vous ne trouverez pas souvent le mot silovik dans la presse russe, se défend-il, avec un zeste d’ironie. Prenez John McCain [ancien candidat à la Maison Blanche, NDLR]. Lui aussi est une sorte de silovik. Faut-il le traiter différemment qu’un autre ? Tout ça est davantage un mythe qu’une réalité. »

Setchine passe pour un homme clé du Kremlin, une éminence grise, une sorte de Richelieu russe. Il est le troisième homme de ce triumvirat informel conduit par Dmitri Medvedev, le président de la Fédération, et Vladimir Poutine, son prédécesseur et actuel Premier ministre. Longtemps dans l’ombre, il est aujourd’hui le symbole de l’ascension des siloviki – littéralement « hommes de pouvoir » – et émerge peu à peu sur le devant de la scène.

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Alors que la Russie s’efforce de surmonter une crise économique qui annihile peu à peu les excédents accumulés au temps de Poutine, Setchine, qui inspire en général une crainte mêlée de respect en raison de son rôle décisif dans la définition des grandes orientations stratégiques de l’économie, adopte depuis peu un ton étonnamment accommodant. À l’évidence, le Kremlin est décontenancé par la vulnérabilité de l’économie russe, trop dépendante des hydrocarbures et des matières premières, face à la crise financière et à la récession. « C’est pour nous un motif d’inquiétude », confirme Setchine.

L’énergie ? Une « locomotive »

Plusieurs bémols ont été mis à la rhétorique belliqueuse de l’ère Poutine. Avec les États-Unis, la détente est tangible, comme l’illustre la rencontre Medvedev-Obama du 24 juin, à Washington. Le président russe, qui se présente volontiers comme un libéral, fait ce qu’il peut pour moderniser l’économie et diversifier ses sources d’énergie. Mais Setchine, tout obsédé qu’il soit par la sécurité et la souveraineté nationales – il rêve de sortir son pays de sa prostration passée –, doit lui aussi s’adapter au changement. L’enjeu est désormais de redonner à la Russie l’image d’un acteur dont la voix compte sur la scène internationale et, simultanément, celle d’un partenaire fiable de l’Occident. Entre ces deux objectifs, le décalage est patent.

Setchine maintient que le secteur de l’énergie doit rester la clé de la politique russe et le principal atout de son économie (« une locomotive », dit-il). L’annonce, le 21 juin, d’une possible interruption des fournitures de gaz à la Biélorussie – au risque de perturber l’approvisionnement de l’Occident – le confirme : en dépit de toutes les déclarations conciliantes, la question énergétique reste primordiale pour la sécurité européenne – et globale.

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Dans ses premiers commentaires publics sur la manière dont l’État russe s’est réapproprié les entreprises énergé­tiques acquises pour une bouchée de pain par les oligarques lors des chaotiques privatisations postsoviétiques, Setchine a insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une « dépossession », mais d’un processus légal au terme duquel les sociétés d’État ont payé lesdites entreprises au prix du marché. Les compagnies contrôlées par l’État ne peuvent utiliser leurs ressources comme une « arme politique », ni comme un « instrument pour faire pression sur les consommateurs ». Rosneft et Gazprom sont des « entreprises publiques normales », travaillant conformément à la législation internationale, ce qui leur interdit de se soustraire à leurs obligations vis-à-vis des consommateurs.

Première pièce à conviction dans le procès fait à Moscou d’utiliser ses exportations énergétiques comme une arme géopolitique : les négociations engagées presque chaque année entre la Russie et l’Ukraine, à l’époque où celle-ci était présidée par le pro-occidental Viktor Iouchtchenko. En janvier 2009, la crise entre les deux pays a eu des répercussions dans l’Europe entière, l’acheminement du gaz russe via l’Ukraine ayant été temporairement interrompu. Mais Setchine soutient que cette passe d’armes n’avait rien de politique et que Gazprom n’avait en vue que la défense de ses actionnaires. De même, il conteste que la récente baisse du prix du gaz livré à l’Ukraine – décidée après le remplacement de Iouchtchenko par le prorusse Viktor Ianoukovitch – soit une concession de Gazprom en échange de la prolongation du bail de la flotte russe pour l’utilisation du port de Sébastopol, sur la mer Noire. Conclu en avril, cet accord est pourtant un joli coup politique. Peu à peu, la Russie reprend la main sur cet « étranger proche » que constitue l’espace postsoviétique.

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Pragmatisme

Mais Setchine jure que tout cela n’avait rien à voir avec Gazprom. « Quand je discute avec mes collègues de l’Opep [Organisation des pays exportateurs de pétrole, NDLR], explique-t-il, ils me disent que la Russie devrait, elle aussi, instaurer des quotas de production. Je leur réponds que ce n’est malheureusement pas possible, parce que les compagnies russes sont privées, même quand l’État y détient une participation. Elles travaillent aux conditions du marché et ont des obligations envers leurs partenaires. » L’assertion en fait sourire plus d’un. « Ils ont encore un long chemin à faire avant d’en arriver là, commente un responsable gazier. Les sociétés d’État comme Gazprom sont contraintes de produire même quand ce n’est pas profitable. Elles poursuivent des objectifs géopolitiques. »

Pour Setchine, le tournant a été sa rupture avec l’immobilisme des siloviki et son ralliement, certes prudent, aux lois du marché et de la propriété privée. Selon l’un de ses ex-conseillers, l’introduction en Bourse de Rosneft, en 2006, a été décisive. « Une porte sur le monde extérieur s’est ouverte devant lui. Auparavant, il n’avait presque jamais rencontré un banquier étranger. Il est aujourd’hui moins idéologue, plus pragmatique. » Mais d’autres sont convaincus que l’évolution circonspecte de Setchine est le reflet d’une incertitude : la ligne plus libérale incarnée par Medvedev sera-t-elle encore au pouvoir après la présidentielle de 2012 ?

Changement de ton

Le président ne perd pas une occasion de rappeler que, sous son règne, l’économie s’est modernisée, qu’elle est devenue plus innovante et dynamique grâce à l’afflux des investissements. Mais, selon de nombreux spécialistes, cette inflation rhétorique s’explique par le sentiment d’humiliation qu’inspirent aux Russes l’effondrement de la production nationale (le PIB a diminué en 2009 de 7,9 %), la diminution brutale des prix de base en 2008 et, plus que tout, la ruine de nombreux milliardaires trop vite enrichis. « La preuve est faite que la Russie ne peut s’en sortir toute seule, qu’elle est très dépendante de la situation mondiale, et, donc, qu’elle doit changer de ton et d’idéologie », estime l’un d’eux. En 2007, Poutine voyait son pays comme une « superpuissance énergétique ». Trois ans après, le discours a changé du tout au tout. Medvedev juge « primitive » la trop grande dépendance de l’économie russe à l’égard des exportations de gaz et de pétrole.

Sa position au sein du triumvirat n’étant pas des plus confortables, Setchine feint de ne voir aucune contradiction entre les déclarations de Medvedev et celles de Poutine. « Écoutez bien ce que dit le président, confie-t-il. Il parle de moderniser l’économie russe sur la base de ce qui est possible. » Or, « moderniser l’économie, c’est d’abord moderniser le secteur énergétiqueâ », poursuit-il.

Pourtant, le président ne pourra aller très loin dans cette voie s’il ne parvient pas à réduire le pouvoir des siloviki. Et Setchine risque de se retrouver très vite sur la ligne de feu. « La question, estime un banquier, est de savoir ce que Medvedev peut faire dans la configuration actuelle du pouvoir. Il doit impérativement affaiblir le pouvoir des faiseurs de lois de manière à mettre la pression sur le business, mais que se passera-t-il s’il s’en prend aux intérêts d’un groupe lié à l’administration ? »

Pour de nombreux critiques, Setchine personnifie cette période où ceux qui, au Kremlin, tirent les ficelles étaient au-dessus des lois et où le système judiciaire était aux ordres. Le meilleur exemple en est la prise de contrôle par l’État du groupe pétrolier Yukos, propriété de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, aujourd’hui emprisonné. Comme l’on sait, le principal bénéficiaire de l’opération a été Rosneft…

Évoquant pour la première fois cette affaire, Setchine a nié qu’il se soit agi d’une expropriation : « Rosneft a racheté les avoirs de Yukos pour une énorme somme. Personne n’a été spolié. L’estimation a été faite conformément aux règles du marché. » Le procès intenté à Khodorkovski était-il politique ? Réponse : « Si j’étais vous, je demanderais à rencontrer les procureurs et à consulter le dossier. Vous auriez une réponse sans équivoque à cette question. »

Bref, Setchine est sur la défensive, sans doute parce que le business gazier favorise désormais davantage l’acheteur que le vendeur sur le marché, ce qui affaiblit la position de la Russie en tant que principal fournisseur d’énergie de l’Union européenne. Avec cette dernière, l’heure est donc à la « coopération ».

« Nous devons travailler conjointement à la fixation des prix, explique Setchine. Nous nous situons dans une perspective à long terme et l’instabilité est notre ennemie. La politisation du secteur énergétique est un facteur d’incertitude. Il nous faut donc le dépolitiser. »

Financial Times et Jeune Afrique 2010. Tous droits réservés.

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