Lutte des places à Pyongyang
Victime d’une attaque cérébrale il y a deux ans, Kim Jong-il (68 ans) organise sa succession au profit de son benjamin. Avec sa sœur et son beau-frère dans le rôle des régents.
En Corée du Nord, la question a toujours été taboue. Parler de la succession de Kim Jong-il, de son âge, de son état de santé ou même de sa famille, c’est enfreindre un secret d’État. Pourtant, depuis quelques mois, les choses changent. Certes, personne ne se hasarde encore à prononcer ouvertement le nom de Kim Jong-un, le troisième fils de Kim Jong-il, mais, pour la première fois, les Nord-Coréens se montrent moins évasifs. Oui, le Cher Leader vieillit. Oui, il fêtera dans deux ans son jingap (70e anniversaire) et deviendra gohi (« âgé et précieux »).
Sur les nouveaux billets de banque mis en circulation à l’automne, un changement n’est pas passé inaperçu et peut être interprété comme une sorte de signal permettant d’aborder librement le sujet : Kim Il-sung, le « père de la nation », y est, c’est une première, représenté avec rides et cheveux filetés d’argent. Surtout, il y est symboliquement associé à Kim Jong-il, jusqu’ici absent de l’iconographie monétaire.
Les indices d’un prochain passage de flambeau se multiplient.
Il y a d’abord la rhétorique d’affrontement à laquelle recourent les autorités depuis la publication des conclusions de l’enquête internationale sur le naufrage de la corvette sud-coréenne Cheonan (46 victimes sud-coréennes), dans lequel la Corée du Nord est directement impliquée. Une façon pour Pyongyang d’attiser le patriotisme populaire, mais aussi de souder les différentes factions politiques autour d’une démonstration de force militaire.
Ensuite, la rumeur, qui voudrait que les représentations diplomatiques nord-coréennes en Europe aient officieusement reconnu Kim Jong-un (26 ans), le « roi de l’étoile du matin », comme le successeur de Kim Jong-il.
Enfin, et surtout, le fait que le remaniement ministériel du début de ce mois de juin ait été, par exception, annoncé au journal télévisé et en première page du quotidien Rodong Shinmun, organe du Parti du travail, au pouvoir. Un remaniement à l’évidence destiné à regagner la confiance des élites et du peuple, après la catastrophique dévaluation de la monnaie nationale, qui, à la veille de l’hiver, a plongé l’économie dans le chaos. La plus grande surprise est sans doute la nomination de Chang Song-taek (64 ans), le propre beau-frère de Kim Jong-il, à la vice-présidence de la Commission de la défense nationale – ce qui fait de lui le numéro deux du régime –, et, du même coup, le retour sur le devant de la scène du clan Chang, éloigné du pouvoir depuis 2003.
À l’origine de la brutale disgrâce de ce dernier (déjà victime d’une purge en 1978), la propension de Chang Song-taek à évoquer une éventuelle succession en faveur, à l’époque, de Kim Jong-nam, le fils aîné de Kim. Quelques mois plus tard, les déclarations d’un transfuge et ancien très haut dignitaire du régime, Hwang Jang-yop, aussitôt reprises par la presse sud-coréenne et internationale, lui avaient donné le coup de grâce. À en croire le père du juche (l’idéologie du régime nord-coréen), Chang Song-taek était un homme plutôt ouvert, favorable aux réformes économiques et très impliqué dans les relations intercoréennes. Bref, il avait « l’étoffe d’un dirigeant ». Cela avait suffi à déclencher les foudres du maître de Pyongyang…
Trafics spéciaux
En juin 2003, Chang Song-taek a donc été démis de ses fonctions au ministère de la Sécurité publique et placé en résidence surveillée en compagnie de son épouse, Kim Kyong-hui, la propre sœur de Kim Jong-il et sa principale conseillère : elle était notamment chargée de tous les « trafics spéciaux » (drogue, fausse monnaie, etc.) Il semble que les trois frères de Chang Song-taek, tous généraux de premier plan (l’un était chargé de la défense de la capitale, un autre dirigeait la police secrète), aient été, par la même occasion, écartés du pouvoir.
L’amitié entre Kim Jong-il et son beau-frère est pourtant fort ancienne : elle remonte au temps où le second courtisait Kim Kyong-hui, provoquant l’ire de Kim Il-sung, qui avait fini par le faire expulser de l’université qui porte son nom, puis expédié loin de la capitale, à Wonsan. Sans le fidèle soutien de Kim Jong-il, jamais Chang n’aurait réussi à épouser la jeune femme. Curieusement, en 2006, la fille du couple, Chang Kum-song, s’est suicidée à Paris, où elle était étudiante : ses parents s’opposaient à son mariage avec son petit ami. « Malédiction familiale », comme disent les journaux sud-coréens…
Réhabilitation
L’ascension du clan Chang s’est faite au détriment de la seconde branche de la famille, composée des oncles et cousins de Kim Jong-il, issus du mariage de son père avec Kim Song-ae. Simple secrétaire de la garde privée de la résidence présidentielle et pourtant épouse officielle, celle-ci a toujours été méprisée par les descendants de la branche « héroïque », issue de Kim Jong-suk, la première épouse adulée, « mère de la nation » et du Cher Leader.
À partir de 2006, Chang est progressivement réapparu aux côtés du maître de Pyongyang, lors de voyages officiels. Mais ce n’est qu’en août 2008 qu’il a été, semble-t-il, pleinement réhabilité : c’est lui qui aurait assuré l’intérim du pouvoir après l’attaque cérébrale dont Kim Jong-il a été victime. Sans rival depuis la brutale et curieuse disparition, début juin, dans un accident de voiture, de son principal opposant, Ri Je-gang, l’un des plus proches lieutenants de Kim Jong-il, Chang est le garant de l’adhésion de l’armée et, surtout, le plus fidèle soutien du dauphin, Kim Jong-un. Mais a-t-il eu le choix ? Son soutien inconditionnel à l’héritier pourrait avoir été la contrepartie de son retour sur le devant de la scène.
En cas de disparition brutale de Kim Jong-il, Chang Song-taek et Kim Kyong-hui (déjà chargée de la formation politique et économique du jeune homme) assureraient une sorte de transition en douceur. Un retour, finalement, aux schémas traditionnels de l’histoire coréenne, où querelles de clans et régences mouvementées abondent…
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