Les hommes du président
Noureddine Zerhouni, Chakib Khelil, Hamid Temmar… Ils étaient les plus proches et les plus influents collaborateurs d’Abdelaziz Bouteflika depuis son élection en 1999. Jusqu’au remaniement du 28 mai, qui soulève nombre d’interrogations sur l’avenir des trois hommes.
Les mieux disposés à l’égard d’Abdelaziz Bouteflika les appellent « les trois mousquetaires », les mauvaises langues les qualifient, non sans mépris, de « porte-flingues du président », et dans les amphis de Sciences-Po Alger, on les surnomme les « Boutef boys ». Seuls membres du gouvernement à avoir directement accès au patron, indépendants des chapelles politiques, Chakib Khelil, Hamid Temmar et Noureddine Zerhouni, alias Yazid, sont venus, pour les deux premiers, ou revenu, pour le troisième, aux affaires de l’État dans le sillage de la victoire d’Abdelaziz Bouteflika à la présidentielle d’avril 1999. Depuis, ils ne se sont jamais éloignés des arcanes du pouvoir. Outre leur âge – ils sont septuagénaires –, ils ont deux points communs : une enfance marocaine et une participation à la guerre de libération.
Leur proximité avec le chef de l’État leur a valu d’être associés à la prise de décision, d’être craints par leurs collègues ministres (« il faut toujours se méfier des gens qui ont l’oreille des puissants », dixit un membre de l’équipe d’Ahmed Ouyahia), d’être la cible privilégiée des attaques de l’opposition et de concentrer les jalousies. Cela leur a aussi et surtout valu de devenir des rouages essentiels du système Bouteflika. Au premier, le président a confié la principale source de revenus du pays, l’Énergie et les Mines. Le second, seul du trio à avoir brièvement quitté l’exécutif pour un poste de superconseiller économique à la présidence de la République, a hérité de la gestion du portefeuille économique de l’État. Quant au troisième, sans doute le plus influent, il s’est vu confier l’épineux dossier de la sécurité et la délicate charge d’apprivoiser la pieuvre bureaucratique : l’administration.
Coup de tonnerre le 28 mai dernier. Les trois hommes perdent leur prestigieux maroquin. Si le limogeage de Chakib Khelil, scandale financier à Sonatrach oblige, surprend peu de monde, le sort réservé à Noureddine Zerhouni, promu à un improbable poste de vice-Premier ministre aux prérogatives floues, et à Hamid Temmar, chargé désormais de la Prospective et des Statistiques – on ne rit pas – en a étonné plus d’un.
Qui sont-ils ? À quoi doivent-ils leur proximité avec le président ? Comment sont-ils perçus par l’opinion et par la classe politique ? Voici l’histoire des Boutef boys, leur bilan et quelques clés pour comprendre les non-dits d’un remaniement.
L’énigme Yazid
Un mois après avoir été promu vice-Premier ministre, Noureddine Zerhouni n’a toujours pas d’attributions précises ni de dossiers à traiter. Le décret présidentiel définissant ses prérogatives, si tant est qu’il ait été signé, n’a toujours pas été rendu public. « Ceux qui se hasardent à dire qu’il s’agit d’une mise au placard se trompent, avance un connaisseur du sérail algérien. Bouteflika a beaucoup d’estime pour Zerhouni. Parmi le personnel politique, rares sont ceux qui peuvent en dire autant. »
Né à Tunis, l’ancien ministre d’État a grandi dans la région de Berkane, dans l’Oriental marocain. Adolescent, il croise souvent Bouteflika, mais c’est dans les maquis de la wilaya V de l’Armée de libération nationale (ALN, branche armée du FLN) qu’il le retrouve, en 1957. Le long compagnonnage qui lie les deux hommes débute cependant au lendemain de l’indépendance. Bouteflika est chef de la diplomatie, alors que le capitaine Yazid dirige le contre-espionnage. Le ministre apprécie les qualités de l’officier, ses aptitudes à coordonner le travail en équipe et surtout sa disponibilité. Le sens de l’État chez le militaire séduit le diplomate. Leur collaboration est brutalement interrompue par la disparition de Houari Boumédiène, en 1978. Les deux hommes tombent en disgrâce simultanément. Bouteflika perd son poste, ses privilèges, avant d’être poussé à l’exil. Au même moment, Yazid est débarqué de la Sécurité militaire (SM). Il occupe ensuite plusieurs postes d’ambassadeur. L’épreuve consolide la relation entre les deux hommes.
Vingt ans plus tard, Bouteflika remporte la présidentielle. Yazid est la première personne qu’il contacte dans sa quête d’hommes d’État. C’est lui qui organisera les grands événements politiques nationaux (référendums et élections) et internationaux (sommets de l’OUA et de la Ligue arabe). Ancien patron de la SM, il est chargé des questions sécuritaires et devient « l’assurance-vie de Boutef », selon la formule d’un diplomate accrédité à Alger. Numéro deux du gouvernement, jouissant de la confiance du président, Yazid est sur tous les fronts, y compris celui de la communication, puisqu’il devient de facto le porte-parole du gouvernement Ouyahia au moment où ce dernier est contraint à la discrétion. Yazid et le Premier ministre ont une passion commune : le service de l’État. Mais si le militaire et l’énarque se respectent mutuellement, ils n’ont pas d’atomes crochus. Et des deux hommes, le plus proche de l’armée n’est pas celui que l’on croit.
Ex-barbouze en chef, ancien premier flic d’Algérie, Yazid n’incarne pas pour autant l’aile la plus conservatrice du régime. Et s’il n’a jamais plaidé pour la levée de l’état d’urgence, il n’en demeure pas moins un des rares défenseurs de la réforme des services de sécurité en les soustrayant à la tutelle de l’armée pour en faire une institution républicaine sous contrôle de l’administration civile. Ce sera sans doute sa nouvelle mission. Le poste spécialement créé pour lui démontre, s’il en est besoin, que Yazid est le premier des Boutef boys.
Chakib, l’ami d’enfance
À un interlocuteur qui affirmait que l’ancien ministre de l’Énergie et des Mines était un ami d’enfance du président, un détracteur de Bouteflika rectifie avec cette formule assassine : « Boutef n’a pas d’amis, il a eu quelques camarades de parcours. » Né en 1939 à Oujda, ville natale du président, Chakib Khelil fréquente la même école que son aîné de deux ans. Mais ce sont sa gouaille, son côté flamboyant ainsi que sa rigueur qui lui vaudront de faire partie du club des Boutef boys. « Si Chakib ne boude jamais une conversation sur les hydrocarbures, rapporte l’un de ses frères, il sait se taire quand il ne maîtrise pas un sujet, une attitude particulièrement appréciée du président. » Outre son expertise en matière pétrolière, le polyglotte Chakib Khelil – il parle cinq langues (arabe, français, anglais, espagnol et russe) – dispose d’un carnet d’adresses fourni. Après avoir fait l’essentiel de sa carrière à la Banque mondiale, où il a le rang de haut fonctionnaire chargé des questions pétrolières pour l’Amérique latine, Khelil est « recruté » par Bouteflika en 1999 pour intégrer son staff de campagne à la veille de la présidentielle. Il rédige la partie du programme consacrée aux hydrocarbures et convainc son mentor de la nécessité de libéraliser le secteur.
Khelil devient ministre de l’Énergie, pour une décennie, et cumule, entre 2001 et 2003, ses fonctions gouvernementales avec le poste de PDG de Sonatrach, le groupe pétrolier public. C’est sa période faste : il parvient à faire adopter un nouveau code des hydrocarbures. Mais Khelil concentre alors les attaques de l’opposition. L’armée ne le tient pas non plus en haute estime. Principal grief : « Khelil est davantage l’avocat des multinationales pétrolières que le défenseur des intérêts stratégiques de l’Algérie », laisse entendre une note confidentielle des services destinée au président. Des dossiers de mauvaise gestion, dont celui de Brown Root & Condor (BRC, joint-venture entre Sonatrach et l’américain Halliburton) parviennent à Bouteflika, qui ne manque pas de les évoquer avec son protégé. Mais ce dernier se défend en mettant en avant son bilan à la tête de Sonatrach : des capacités de production passées de 800 000 barils/jour (b/j) à plus de 1,2 million de b/j, un chiffre d’affaires multiplié par trois, un développement de l’activité à l’international, des capacités de stockage qui ont augmenté de 75 %.
Néanmoins son étoile pâlit. Et si le président ne lui a pas totalement retiré sa confiance, ses propositions sont désormais soumises discrètement à des experts. Le scandale financier qui emporte, le 13 janvier 2010, le PDG de Sonatrach, Mohamed Meziane, est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Depuis, Khelil se savait en sursis. Le président retarde son limogeage pour cause de réunion du GNL 16, un sommet sur le gaz prévu à Oran, le 18 avril, dont Khelil est le maître de cérémonie. Quarante jours plus tard, il est « appelé à d’autres fonctions ». La veille de son limogeage, Khelil était devant les députés pour une session de questions orales. Il apprend aux élus que le placement des avoirs de Sonatrach a rapporté au groupe la bagatelle de 600 millions de dollars en 2009. Soit trois fois le montant des marchés douteux qui ont conduit à la mise en examen de Mohamed Meziane, à l’incarcération de deux de ses enfants et de trois de ses quatre vice-présidents. Sur les bancs de l’Assemblée, deux députés ironisent sur les malheurs du Boutef Boy : « Émouvant testament », raille le premier. « Ce n’est pas son testament, mais son épitaphe », renchérit le second.
Enterré, Chakib Khelil ? Peut-être pas, mais affaibli, sans doute. Après son limogeage, une question passionne l’opinion et la classe politique : l’ancien Monsieur Pétrole de l’Algérie des années 2000 sera-t-il entendu par le juge d’instruction, comme l’exige la défense des inculpés dans l’affaire Sonatrach ? Proche de Bouteflika ou non, il est peu probable qu’il échappe à une telle épreuve. Le précédent Khalifa est là pour le prouver. Le procès de l’ex-milliardaire pour banqueroute frauduleuse avait vu défiler, en février 2007, en qualité de témoins, de nombreux ministres de la République, parmi lesquels quelques proches du président. « Boutef boy » ne rime pas avec « impunité ». Du moins ose-t-on l’espérer.
Temmar, le fort en thème
C’est incontestablement lui le plus décrié. Ce que lui reprochent ses détracteurs ? Un certain côté pédant, donneur de leçons, et le fait qu’il utilise sa proximité avec le chef de l’État pour n’en faire qu’à sa tête. Officier durant la guerre de libération, Temmar est affecté comme enseignant à l’école révolutionnaire des cadres, une structure chapeautée par le ministère de l’Armement et des Liaisons générales (Malg, ancêtre de la SM) avant l’indépendance. La souveraineté de l’Algérie acquise, c’est Abdelaziz Bouteflika qui lui met le pied à l’étrier. Ministre de la Jeunesse et des Sports dans le premier gouvernement d’Ahmed Ben Bella, il en fait son directeur de cabinet. Pourquoi ce choix ? Condisciple de Bouteflika à Oujda, Hamid Temmar est aussi le fils du professeur d’arabe préféré du futur président.
La collaboration entre les deux hommes est toutefois brève. Bouteflika devient le flamboyant chef de la diplomatie que l’on sait. Hamid Temmar choisit l’ambiance des campus. Il accumule les diplômes universitaires, devient doyen de la faculté des sciences économiques d’Alger, puis opte pour une carrière dans les institutions internationales. À l’instar de Chakib Khelil, Bouteflika le sollicite quand il brigue la présidence de la République. Temmar n’hésite pas une seconde. Il demande et obtient de l’ONU une retraite anticipée, retourne en Algérie, intègre le staff de campagne du candidat et se charge de la rédaction de son programme économique. Après la victoire, Temmar devient le grand gourou économique de Bouteflika. À tort ou à raison, les forces de gauche lui imputent les choix libéraux du gouvernement. Chargé des privatisations, Temmar, une gageure dans un pays comme l’Algérie, concentre les critiques des syndicats. Sa stratégie industrielle est publiquement critiquée par le Premier ministre, mais il bénéficie du soutien indéfectible du patron.
Lors du remaniement du 28 mai, Temmar perd le maroquin de l’Industrie et des Participations pour un mystérieux portefeuille de la Prospective et des Statistiques. Ses adversaires crient victoire : « Bouteflika a mis sur une voie de garage l’homme qui privatise plus vite que son ombre. » Ils se sont apparemment réjouis trop vite. À peine installé dans ses nouveaux bureaux, Temmar dément toutes les rumeurs de disgrâce et dévoile la feuille de route que lui a confiée le président : élaborer une banque de données sur l’activité économique en Algérie. Une première. Jamais le gouvernement n’avait opéré de recensement économique, un outil indispensable à toute stratégie de développement. Malgré les attaques, les plaintes et les complaintes, Temmar est encore dans les bonnes grâces du président.
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