Avoir 20 ans à Kinshasa
Ils ont le plus bel âge de la vie, viennent de passer leur bac et dressent un bilan noir de cinquante ans d’indépendance. Mais c’est dans la capitale, « leur ville », qu’ils veulent construire leur avenir.
Spécial 50 ans. De Lumumba à Kabila
Séverine a la voix douce de ses 18 ans et beaucoup de chance. Fille d’un homme d’affaires, elle a grandi avec ses parents et son petit frère dans un quartier chic de Kinshasa, la Gombe. Un chauffeur la conduisait à l’école américaine. Sa chambre était climatisée. Elle a voyagé : Bruxelles, où elle est née, Abidjan, où elle a passé quatre tendres années, de 6 à 10 ans, et aujourd’hui New York, où elle suit des études d’économie et de sciences politiques, à la très sélective université Columbia. Là-bas, la vie n’est pas cabossée comme à Kinshasa. Les gamins ne mendient pas aux carrefours, les bus ne sont pas lépreux, les rues ne sont pas des bourbiers. Mais c’est dans la capitale congolaise que Séverine veut un jour fonder sa famille. « Kinshasa est ma ville, j’aime ses pluies et ses sursauts, dit-elle. Malgré les difficultés, les gens ont toujours du temps à consacrer aux autres. Ils savent s’arrêter pour regarder les roses. »
Petits boulots et mützig
Cinquante ans après l’indépendance du Congo, les roses sont pourtant devenues rares à Kinshasa. La ville rêvée de Séverine est plutôt un corps géant qui a grandi trop vite, balafré par l’histoire nationale. Personne ne sait dire combien de personnes y habitent. Les estimations varient de 8 à 11 millions. La très grande majorité se débrouille avec moins de 1 dollar par jour. Un trajet en bus entre Masina, commune populaire, et le centre-ville, en coûte 2.
Hier « Kin la Belle », Kinshasa ne mérite plus aujourd’hui ce surnom éclatant des premières années du Congo indépendant. Séverine – qui a toujours fait des « petits boulots » à côté de ses études, aime aller boire une Mützig dans des quartiers populaires comme Bon Marché ou Bandal, et s’est toujours sentie « coupable d’être privilégiée » – le sait bien. Mais il n’y a rien à faire, « Kin » sera toujours « [sa] ville ».
La jeune femme choyée par le destin n’est pas une exception. Aziza, Barclay, Patience, Betty sont eux aussi des Kinois de 20 ans. Et, comme Séverine, ils ne nourrissent pas de rêves d’ailleurs. Aziza, 17 ans, vient de passer son bac littéraire. À la rentrée, elle suivra des études de droit pour devenir avocate ou magistrate, en Belgique ou en France. Mais c’est pour mieux revenir à Kinshasa : « Pour être considérée et trouver du travail, il faut que j’aie étudié hors du Congo, dit-elle. Mais ensuite, je veux exercer à Kinshasa, c’est la capitale de mon pays, et je dois le servir. » Barclay, 28 ans, technicien pour la radio et la télévision, vit aujourd’hui de « coups de main à droite et à gauche parce que l’économie est par terre ». Bon an mal an, il récolte de quoi payer son loyer mensuel, de 45 dollars, et aider sa famille – un père commerçant, une mère ménagère, trois sœurs et quatre frères. Il n’est pas encore marié et n’a pas d’enfants. Pour ça, il attend d’être « stable au boulot ». Mais ce sera à Kinshasa.
Naïfs, les Kinois, quand ils ont le plus bel âge de la vie ? Pas exactement. Betty, 18 ans, interne dans un lycée catholique, rêve d’être médecin. À la maison le week-end, elle suit le journal télévisé. Elle connaît la politique, ceux qui la font et énumère leurs noms. Mais elle n’a pas confiance, trouve qu’il y a « trop de mystère ». Barclay, lui, reproche à ceux qui gouvernent son pays d’« être là pour s’enrichir, acheter des villas et des belles voitures à l’extérieur, boire et chercher des femmes ». En 2006, lors de la première élection libre, il n’est pas allé voter. « Je savais qu’il y aurait de la tricherie. » En 2011, il ne sait pas encore ce qu’il fera. « Je ne sais même pas s’il y aura une élection », lâche-t-il. Séverine, elle, est « déçue » par les hommes politiques, « encore plus versatiles que les chanteurs ». En 2006, elle n’avait pas encore l’âge d’entrer dans l’isoloir. Mais elle a accompagné sa famille. « C’était une expédition. Mon père était tellement fier, il voulait être le premier à voter. Alors on est partis de la maison à l’aube, sous une grosse pluie. Ma grand-mère disait que c’était pour laver les malheurs du Congo. » À l’entendre, les malheurs sont toujours là : « Quand vous sortez de la maison, aujourd’hui, il n’y a que des problèmes. »
Barack, Ségolène et les autres
Les idoles de cette jeunesse ne sont pas les hommes politiques, à quelques exceptions près. Patience, 18 ans, cite tour à tour les noms de Moïse Katumbi, flamboyant gouverneur du Katanga, et de Joseph Kabila, car « c’est mon président, je dois l’aimer ». Mais ce sont plutôt les chanteurs, Koffi Olomidé et Fally Ipupa en tête, qui trouvent grâce aux yeux des Kinois de 20 ans. Dans le reste du monde, on admire bien sûr Barack Obama. Betty cite aussi la socialiste française Ségolène Royal, car c’est « une femme qui a affronté les autres », et Aziza « Nicolas Sarkozy », pour son « énergie ». Séverine pense quant à elle aux « pères de l’indépendance ». « J’aurais aimé vivre ce moment, sentir cette effervescence », dit-elle. Mais pour le 30 juin, le jour du cinquantenaire, comme il n’y a rien à fêter sinon « un bilan catastrophique », elle sera à Bruxelles, où elle fait un stage.
La nostalgie n’est pas loin, y compris pour l’époque du maréchal Mobutu Sese Seko, au pouvoir de 1965 à 1997. « Quand il était là, on était mieux qu’aujourd’hui, dit Barclay. Nos parents étaient payés. Il était plus à l’écoute du peuple. » Croyant, le jeune homme, qui ne rate pas à une messe à Sainte-Anne, à la Gombe, est pourtant « optimiste » et nourrit « l’espoir que ça change ». Séverine ne tire pas son espoir de quelque Dieu mais pense comme Barclay : « On n’a pas le choix, l’espoir, c’est tout ce qu’il nous reste. »
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